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Collectif des 12 Singes (Al LU-SINON)


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5 janvier 2010 2 05 /01 /janvier /2010 19:00
  • Vas-y vas-y, développe mon amie, tout ceci est fort intéressant ! Peux-tu nous faire un historique du sexe filmé ?
  • U : « Avec grand plaisir, surtout que c’est très instructif ! Commençons alors par le commencement ! Dès 1895, année de la création du cinématographe, la bobine de Annabelle Serpentine Dance créa un certain émoi, au point qu’elle fut détruite quelques années plus tard. Avec ses voiles tournoyant et ses mouvements de fleur, de papillon, de flamme, l’américaine Loie Füller (1862-1928) a été une pionnière de la danse moderne, ayant su renouveler la conception du mouvement et révolutionner la scénographie par son utilisation savante de l’espace et de l’éclairage électrique. Le succès de la Danse serpentine, l’une de ses premières chorégraphies (1891), fut immédiat et inspira les premiers cinéastes, Louis Lumière réalisant également une version en 1896. Le réalisateur de Annabelle Serpentine Dance, William K. L. Dickson (son père, James Waite Dickson, était artiste, astronome et linguiste, et disait être le descendant en ligne directe du peintre Hogarth, et du juge John Waite, l’homme qui prononça la sentence de mort du roi Charles Ier ; musicienne douée, sa mère, Elizabeth Kennedy-Laurie Dickson, était apparentée aux Lauries de Maxwellton et, de façon plus lointaine, au duc d’Athol et à la branche royale des Stuart), travailla étroitement avec Edison au développement du phonographe. En 1888, l’inventeur et industriel américain Thomas Alva Edison eut l’idée d’un appareil qui devait faire « pour l’Œil ce que le phonographe fait pour l’Oreille ». En mars 1889, une déclaration préliminaire à un dépôt de brevet d’invention fut remplie pour l’invention proposée d’un engin capable de produire des images en mouvement, baptisé le Kinétoscope. C’est Dickson, alors le photographe officiel de la société d’Edison, qui fut chargé de concrétiser le projet. Pour répondre à cette demande, Dickson inventa le premier film celluloïd fonctionnel, et décida pour celui-ci du format de 35 mm, un standard qui existe encore de nos jours. Le premier prototype en état de fonctionner fut dévoilé en mai 1891 et la version finale du Kinétoscope fut officiellement inaugurée au Brooklyn Institute of Arts and Sciences le 9 mai 1893. À la fin de 1894 ou au début de 1895, Dickson devint conseiller pour la conception d’images en mouvement auprès des frères Otway et Grey Latham et de leur père Woodville Latham, qui dirigeaient l’une des sociétés les plus importantes proposant au public d’utiliser l’invention. L’équipe formée par ces anciens associés d’Edison développa le système de projecteur Eidoloscope, qui allait être utilisé lors de la première projection commerciale d’un film de l’histoire, le 20 mai 1895. La même année, Dickson réalisa le premier film homosexuel, The Gay Brothers, suivi en France en 1907 par L’Éclipse du soleil en pleine lune, film de Georges Méliès au début du cinéma muet : suivant les évolutions de la société, la représentation de l’homosexualité masculine à l’écran a difficilement passé le cap de la caricature ou du dénigrement. Tout d’abord cachée, mais suggérée en usant de subterfuges pour déjouer les censeurs – même si le français Jean Genet réalisa en 1950 Un chant d’amour, où depuis leurs cellules, deux prisonniers arrivent à communiquer grâce à un trou percé dans le mur qui les sépare et avec la complicité silencieuse du gardien qui les observe par le judas, ils vont établir un contact amoureux et érotique en utilisant divers objets tels qu’une cigarette, une paille, qui fut censuré jusqu’en 1975, elle fut surtout utilisée par le biais de la caricature ! L’année suivante, en 1896, le premier baiser à l’écran dans The Kiss, entre John C. Rice et May Irwin, déclencha la polémique et déchaîna les fureurs de la presse et des ligues bien pensantes à un point tel qu’un journaliste du Chicago Tribune demanda l’intervention de la police « contre cette obscénité ». En fait, les films pornographiques font partie des tous premiers films (et même dessins animés) réalisés suite à l’invention du cinématographe par les frères Lumière : ils étaient fortement marqués d’amateurisme, généralement tournés et projetés dans des maisons closes, mettant en scène des prostituées et leurs clients. Suite au développement du cinéma muet au début du XXè siècle, les tournages de films X furent parfois réalisés en parallèle des films plus conventionnels, l’équipe de tournage utilisant les mêmes décors et parfois les mêmes acteurs (les actrices étant généralement des prostituées ou de jeunes actrices), ces tournages apportant un apport financier permettant de soutenir la production de l’œuvre principale. Des réalisateurs très connus du cinéma muet en noir et blanc ont ainsi réalisé des films pornographiques. Tant et si bien que la censure apparut en 1907 aux États-Unis et en 1909 en Angleterre et en France. À partir de là, la nudité se dévoila dans deux circuits parallèles, le premier, clandestin, avec la confection de bandes érotiques pour une bourgeoisie aisée, le second, grand public, sous forme de suggestion. Pour montrer davantage qu’une épaule dénudée, il fallait un alibi, celui d’une société "décadente" appartenant au passé comme dans Cabiria en 1914, le personnage de la femme fatale apparaissant pour la première fois dans A fool there was (1915) sous les traits de Theda Bara. Pour créer un semblant d’érotisme, les réalisateurs jouaient avec les ombres et les transparences. Ainsi, Erich von Stroheim [qu’Hervé Bazin appelait « le marquis de Sade du cinéma » et qui est considéré comme le premier maître de l’ironie de l’Histoire du cinéma : metteur en scène avec des films muets très ambitieux et visionnaires, sur un mode pessimiste et cynique, dès son premier film, La Loi des montagnes (le docteur Armstrong et sa femme partent faire de l’alpinisme en Autriche. Dans le village où ils s’arrêtent, ils rencontrent le lieutenant von Steuben, personnage porté sur le sexe faible, qui ne tarde pas à entreprendre la femme du docteur. Celui-ci commence à avoir des soupçons et décide d’emmener le soldat faire une ascension à deux), ses obsessions sont manifestes : l’argent, le sexe, les blessés et les infirmes, l’officier de l’armée qu’il joue souvent lui-même. Cela se retrouve dans les rôles qu’il interprète par la suite, tant en France qu’aux États-Unis. Avec Folies de femmes, il brossa un portrait au vitriol d’une société corrompue par l’argent et le sexe. Avec la Veuve joyeuse, il détourne une opérette autrichienne en trois actes de Franz Lehár (d’après la comédie d’Henri Meilhac, L’Attaché d’ambassade, 1861) dont la première eut lieu le 30 décembre 1905 et dont le triomphe fut immédiat partout en Europe, pour en faire un film sur les orgies dans une cour royale avec infirmes, obsédés sexuels et monarques dégénérés. Meilleure adaptation cinématographique de La veuve joyeuse et aussi la plus audacieuse, bien que la moins reconnue des œuvres de Stroheim, c’est pourtant l’une de celle qui est des plus parfaites et qui a subit le moins de mutilations. Loin d’être une version édulcorée de son univers, ce film semble radicaliser son auteur. Stroheim se montre davantage et plus violemment que dans ses films précédents. Il procède ici à une mise à nue presque pornographique et obscène des motivations de toute une société. Le montage a été initié par Stroheim, mais son contrat avec la MGM fut rompu et son travail revisité. Lâché par les producteurs d’Hollywood qui l’avaient affublé du titre de « l’homme que vous aimerez haïr », rapport à ses tournages exigeants qui nécessitaient des budgets faramineux pour l’époque, il abandonna la mise en scène n’étant pas convaincu par le parlant, et se consacra à sa carrière d’acteur] multipliait les scènes d’amour au clair de lune et les viols dans Folies de femmes (1922 : Le faux comte Karamzin est un Don Juan qui vit d’escroqueries avec deux fausses princesses à Monte-Carlo où il a dû s’exiler. Erich joue un officier russe appartenant à la bourgeoisie, le comte Karamzin, en exil avec deux princesses, dans la ville de Monte-Carlo. En fait, ce sont tous les trois des escrocs recherchés par la police. Il courtise la femme de l’ambassadeur américain, et lui soutire une énorme somme d’argent. La servante de Karamzin, amoureuse et enceinte de son patron, l’enferme avec sa maitresse dans une tour et y met le feu. Karamzin, une fois sauvé et désireux d’échapper à la police, se réfugie chez un vieil anarchiste, fabriquant de fausse monnaie et veut violer sa fille. Surpris par le père, il est tué et son cadavre est jeté dans un égout. La censure ne laissant rien passer, les scènes jugées trop scandaleuses étaient retirées du montage final, et à chaque fois le film y perdait. Il fut obligé ici de retirer des séquences trop excessives comme l’éclatement d’un bouton de pus en gros plan, ou encore celle où le comte, habillé en femme, batifole avec les deux princesses), La Symphonie nuptiale (1926), Mariage de prince (1926) et Queen Kelly (1928 : dans un royaume imaginaire, la reine passe son temps à se promener nue, ce qui agace son fiancé et cousin, le prince Wolfram, un soldat libertin. En manœuvre avec son escadron, Wolfram croise un groupe de jeunes filles. Le prince à cheval les salue, elles s’inclinent mais l’une d’elles perd sa culotte. Éclat de rire dans l’escadron. Furieuse, Kitty Kelly ramasse son sous-vêtement et l’offre au prince qui tombe amoureux d’elle). Sa seule erreur est d’avoir réalisé ces chefs-d’œuvre dans l’Amérique puritaine des années 20. Le sexe et l’argent étaient des sujets hautement tabous, et montrer que les êtres humains sont pervertis autant par l’un que par l’autre était une entreprise risquée. Pendant le tournage de Boulevard du crépuscule, Billy Wilder dit à Von Stroheim : « Vous savez pourquoi vous avez été incompris ? Parce que vous aviez dix ans d’avance ». Von Stroheim lui répondit : « non, vingt ans ». D’ailleurs, le démocrate Joseph Kennedy avait dit : « On ne doit jamais plus permettre à Stroheim de diriger un film ». On se trouvait ici dans la lignée des surréalistes qui, en pointant le désir plus que l’acte, donnèrent son vrai sens au cinéma érotique. Pour eux, le désir sexuel comme réalité subversive est au cœur même du cinéma. « Ce qu’il y a de plus spécifique dans les moyens du cinéma, écrit André Breton, c’est de toute évidence le pouvoir de concrétiser les puissances de l’amour ». Pour lui, le cinéma est amour, force du désir ! Dans les années 1920, plusieurs scandales, relayés par la presse populaire, ébranlèrent l’industrie naissante du cinéma hollywoodien. L’acteur Fatty Arbuckle [il avait réalisé la plupart de ses films et courts métrages avec Buster Keaton, son ami et complice de toujours, avait également travaillé avec d’autres stars du cinéma telles que Charlie Chaplin, Laurel et Hardy : un des acteurs les plus populaires de l’époque, les studios Paramount Pictures qui voyaient en lui un tel potentiel lui offrirent un million de dollars par an (c’était le premier acteur à percevoir un tel salaire) pour le garder] fut déclaré coupable de la mort de l’actrice Virginia Rappe, lors d’une soirée "de débauche" à San Francisco, en 1921 (Fatty fut reconnu innocent après son troisième procès, recevant même les excuses du jury, fait sans précédent dans l’histoire de la justice américaine. Cependant, le mal avait été déjà grandement fait : ce scandale avait brisé net la carrière de Fatty, les magnats d’Hollywood ordonnant à leurs acteurs de ne rien faire pour l’aider – seul Buster Keaton, que Arbuckle avait rendu célèbre, fit une déclaration de soutien) ; le décès crapuleux, en 1922, de l’acteur et producteur William Desmond Taylor, sur fond de bisexualité et la mort par overdose de l’acteur Wallace Reid en janvier 1923, firent paraitre Hollywood comme un lieu de perdition et de débauche. D’autant que Reid fut suivi dans la tombe, et pour les mêmes raisons par Olive Thomas, Barbara La Marr, Jeanne Eagels puis Alma Rubens. Cela conduit, en 1922, à la création de la Motion Pictures Producers and Distributors Association (devenue la Motion Picture Association of America en 1945), présidée par l’avocat William Hays. La première mesure de Hays fut de bannir Fatty Arbuckle de tout film et d’imposer un certificat de moralité pour toute personne apparaissant à l’écran. Pour autant, les films des années 1920 et du début des années 1930 reflètent l’attitude libérale de l’époque : ils pouvaient inclure des actes sexuels sous-entendus, des références à l’homosexualité ou au métissage. D’ailleurs, les rôles populaires de l’époque incluaient souvent une prostituée. En 1927, William Hays dressa une liste de sujets et de thèmes que les scénaristes devaient éviter. La même année, l’avènement du cinéma parlant appela à la révision ou la précision des règles d’autocensure : aucun film ne serait produit qui porterait atteinte aux valeurs morales des spectateurs, la sympathie du spectateur ne devait jamais être jetée du côté du crime, des méfaits, du mal ou du péché, et la loi, naturelle ou humaine, ne devait pas être ridiculisée et aucune sympathie ne serait accordée à ceux qui la violent. Seuls des standards corrects de vie soumis aux exigences du drame et du divertissement seraient présentés. C’est l’époque du Pré-Code : un code de conduite pour l’industrie cinématographique écrit par un prêtre jésuite, le père Daniel A. Lord, fut officiellement adopté en 1930. Beaucoup le trouvant trop censeur, il fut largement ignoré et son application ne fut que peu enthousiaste, son refus étant en partie dû à l’attitude libertine des années folles, comme on pouvait encore le voir en Europe : dans Un chien andalou (Bunuel, 1928), Pierre Batcheff malaxe les seins nus de Simone Mareuil ; L’âge d’or (1930), interdit pendant un demi-siècle car la femme y est non seulement consentante, mais désirante, donc scandaleuse (Lya Lys suce avec frénésie le doigt de pied d’une statue : c’est là « l’exaltation de l’amour total » selon André Breton), est traversé par l’irrésistible pulsion du désir, la volonté de s’accoupler dans la boue malgré la présence des ecclésiastiques et autres notables ; dans La coquille et le Clergyman (Germaine Dulac, 1928) Antonin Artaud identifie l’érotisme à la cruauté (« il se jette sur elle, écrit-il dans le scénario, et lui arrache son corsage comme s’il voulait lacérer ses seins. Mais ses seins sont remplacés par une carapace de coquillages »). Mais en 1934 les recettes des films s’effondrèrent, à cause de la Grande Dépression. Ainsi, l’ère du Pré-Code se termina avec l’établissement d’un bureau spécial qui relisait tous les scripts, qu’il acceptait s’ils respectaient le nouveau code. Le texte initial du code de conduite fut retravaillé par un deuxième ecclésiastique, Martin Quigley, éditeur catholique, et devint un code censure appliqué par l’Administration du code de production (Production Code Administration), dirigée par le très catholique Joseph Breen, qui imposa sa marque sur tous les films hollywoodiens de 1934 à 1954, période connue pour sa rigueur morale. Établi par le sénateur William Hays, président de la Motion Pictures Producers and Distributors Association, adopté et désormais appliqué par les studios hollywoodiens, le code Hays fut un "exemple" d’autorégulation ("appliqué" jusqu’en 1966), les studios s’imposant eux-mêmes cette censure afin d’éviter l’intervention extérieure, en particulier de l’État fédéral. Il établissait des règles précises en matière de moralité : les décolletés étaient limités de dos jusqu’à la taille, de face jusqu’à la naissance des seins, le nombril ne pouvait être montré, les « mouvements inconvenants » étaient interdits. L’importance de la famille et de l’institution du mariage étaient primordiales aux yeux des rédacteurs du code Hays. Par conséquent, l’adultère, parfois nécessaire dans le contexte narratif d’un film, ne devait pas être présenté explicitement, ou justifié, ou présenté d’une manière attrayante. Les scènes de passion ne devaient pas être présentées sauf si elles étaient essentielles au scénario et les baisers excessifs ou lascifs, les caresses sensuelles, les gestes suggestifs ne devaient pas être montrés. « La présentation de chambres à coucher doit être dirigée par le bon goût et la délicatesse », précisait le code afin d’éviter de se faire contourner par la métaphore. Il en allait de même de la séduction et du viol qui ne pouvaient être que suggérés et non montrés, et seulement lorsqu’il s’agissait d’un élément essentiel du scénario, n’étant jamais un sujet approprié pour la comédie. Toute référence à la perversion sexuelle (concept très vague et relatif aux époques) était formellement proscrite. Ainsi, certains critères de « décence » reposaient sur les préjugés raciaux de ce temps, la présentation de rapports sexuels interraciaux étant tout bonnement interdite : la Metro-Goldwyn-Mayer rejeta la candidature de la sino-américaine Anna May Wong pour le rôle principal dans une adaptation de The Good Earth (Visages d’Orient) de Pearl S. Buck en raison de principes interdisant les gestes intimes entre les diverses "races". L’acteur principal masculin étant de "race" blanche (Paul Muni), les producteurs considéraient impossibles de lui donner une partenaire de "race" jaune et choisirent plutôt l’actrice Luise Rainer que l’on maquilla pour lui donner l’apparence orientale. En ce qui concerne l’homosexualité au cinéma, The Celluloid Closet, essai de Vito Russo, puis documentaire de Robert Epstein, montre comment la représentation de ce qui était encore largement perçu comme une déviance, contourna les interdits du code Hays. La prostitution ne devait pas être représentée, de même que les thèmes de l’hygiène sexuelle et des maladies vénériennes. La naissance d’un enfant (même en silhouette) ne devait jamais être représentée, ainsi que ses organes sexuels ne devaient jamais être visibles à l’écran (ils faisaient donc déjà très attention à la pédophilie). L’obscénité dans le mot, dans le geste, dans la chanson, dans la plaisanterie, ou même simplement suggérée était interdite : « Des titres licencieux, indécents ou obscènes ne seront pas employés » soulignait le code, soucieux d’éviter que l’industrie du cinéma se serve des affiches de cinéma pour opérer un détournement de la censure et atteindre aux bonnes mœurs que le code Hays tentait si vigoureusement de protéger. Si les scènes de déshabillage étaient à éviter sauf lorsqu’il s’agissait d’un élément essentiel du scénario, l’indécence était interdite (les costumes trop révélateurs, les danses lascives, celles qui suggèrent ou représentent des relations sexuelles, étaient proscrites, les danses comportant des mouvements indécents devant être considérées comme obscènes) de même que la nudité, réelle ou suggérée, et les commentaires ou allusions d’un personnage à ce sujet. Si Tarzan était torse nu, exotisme oblige, l’évolution des tenues de Jane dans la série produite par la Metro-Goldwyn-Mayer avec Johnny Weissmuller est flagrante : dans Tarzan, l’homme singe (1932) et dans Tarzan et sa compagne (1934), Jane n’est vêtue que d’une peau de bête qui ne cache pas grand-chose, dans Tarzan s’évade (1936) elle est revêtue d’une combinaison qui ne met plus du tout en valeur ses formes. Les producteurs américains jouèrent alors avec les allusions, ouvrant une sorte d’âge d’or au fétichisme sexuel. Les actrices développèrent des poitrines de plus en plus fortes : à Mae West, que le magnat de la presse William Heartst qualifiait de « monstre lubrique », succéda Jane Russell ; la publicité du film Le Banni de Howard Hughes fut ainsi principalement basée sur sa poitrine généreuse, ce qui retarda la sortie du film de trois ans. En 1946, un striptease apparut encore comme le comble de l’érotisme lorsque Rita Hayworth enleva seulement son gant dans Gilda. Pour Hollywood, la star s’élève au dessus des vivants : elle est la femme inaccessible, incarnation de l’amour fou cher à André Breton. Adou Kyrou est allé jusqu’à parler de la « Femme cinématographique » en songeant à Marlène dans Shanghai Express (1932), à Mae West, à Louise Brooks. En Europe, le cinéma était plus "libre" que son homologue américain. En 1933, dans Extase du tchécoslovaque Gustav Machatý, Hedy Lamarr apparut entièrement nue sortant de son bain : le gouvernement américain en fera brûler symboliquement une copie en 1935. En France, dans Le jour se lève (1936), Arletty était nue sous sa douche mais le plan fut coupé par la censure ».
  • Effectivement intéressant concernant les mœurs de nos grands-parents ! Je t’en prie, continue jusqu’à leurs petits-petits-enfants !!!
  • U : « Surtout que les films pornographiques après guerre suivirent les innovations technologiques du cinéma conventionnel, et des salles de cinéma dédiées les projetèrent. L’érotisme, empêché par la censure et notamment par le code Hays, surgissait par effraction, l’érotisme n’étant moins refoulé que sublimé. Comme cette jeune fille hésitant à toucher le pis d’une vache dans Los Olvidados (Les Réprouvés / Pitié pour eux, 1950, Prix de la mise en scène à Cannes en 1951) ou le lait s’écoulant sur ses cuisses, ou encore les vieillards fétichistes, adorateurs des chaussures de femmes chers à Luis Bunuel : Susana la perverse (1950), El (1953), La vie criminelle d’Archibald de la Cruz (1955), et surtout le personnage de Don Jaime dans Viridiana (1961). En 1952, la Cour suprême des États-Unis revint sur la décision de 1915 et décida que le cinéma devait bénéficier de la liberté d’expression garantie par le premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique. L'industrie de la pornographie contemporaine a vraiment pris son essor au début des années cinquante, avec la création du magazine de charme Playboy en 1953 par Hugh Marston Hefner ! Le célèbre logo, qui représente un profil stylisé de lapin portant un nœud papillon de smoking, a été choisi comme mascotte pour sa « connotation sexuelle humoristique ». Devenu célèbre pour ses photos de stars dénudées (Marilyn Monroe fut la première Sweetheart of the Month) et ses playmates (Hugh Hefner popularisa The Girl Next Door, « La fille d'à côté », en juillet 1955, alors qu'une secrétaire de Playboy, Janet Pilgrim posa pour le magazine), l’illustré a dès le départ mélangé érotisme et journalisme, invitant les plus grandes plumes : le magazine s’adresse aux hommes attirés par un style de vie libertin, festif et sensuel, sans négliger la dimension politique, sociale, sportive et culturelle. Il faut dire que GQ (à l'origine Gentlemen's Quarterly, littéralement « Le trimestriel des gentlemen ») était un magazine masculin mensuel qui avait ouvert la voie dès 1931, étant consacré à la mode, au style et à la culture à travers des articles sur la nourriture, le cinéma, la culture physique, le sexe, la musique, les voyages, les sports, les technologies et les livres. Mais le vrai innovateur fut Esquire (littéralement « écuyer », titre de noblesse anglais désignant un membre de la petite noblesse se classant juste au-dessous d'un chevalier), créé en 1933, un magazine mensuel pour hommes devenu célèbre lorsqu'il a publié d'importantes figures littéraires, comme Ernest Hemingway et Francis Scott Fitzgerald. Il s'adressait à une clientèle financièrement aisée, étant considéré comme l'un des titres les plus haut de gamme de la presse masculine ango-saxonne, et comprenait des photos dites de charme. Dans les années 1940, sa popularité aux États-Unis augmenta lorsqu'il publia des peintures d'Alberto Vargas qui mettaient en vedette des pin-up (femmes dans une pose attirante ou "sexy" dont on accroche la représentation sur un mur, d'où l'expression anglaise de « pin-up girl » qui pourrait se traduire en français par « jeune fille punaisée au mur »). Le concept apparut plus tôt, au début du siècle, sous le nom de Gibson Girl (du nom de leur créateur) et ses variantes (« Pretty Girls », « Varga Girl », « Christy Girl », etc.). Femme fatale, poupée, sexe-symbole, la pin-up est représentée par ses créateurs comme la femme idéale. Les pin-up, provocantes sans être vulgaires, apparurent sur des magazines, journaux, posters, calendriers ou des « cartes d'arts », petites vignettes à collectionner qui ont aidé à la popularisation des pin-up. Dès la Seconde Guerre mondiale, les équipages d'avions affichaient ces illustrations sur les carlingues de leurs avions. La plus célèbre d’entre elles est Betty Boop, l'héroïne d'une série de dessins animés américains créée par les Fleischer Studios entre 1930 et 1931. Elle apparut dès 1930 dans une douzaine de dessins animés, comme personnage secondaire anonyme, notamment aux côtés du chien vedette Bimbo, lequel aura en définitive une renommée plus modeste. À ses débuts, dotée de longues oreilles tombantes mais déjà très maniérée, elle hésitait entre une identité de chienne anthropomorphe et de jeune femme cabotine et délurée. Ce fut à partir de 1931 qu'elle devint la vedette de plusieurs aventures sous le nom de Betty Boop. Première héroïne de dessin animé, représentée sous les traits d'une petite femme brune aguicheuse et sensuelle (qui n'est pas sans rappeler Marilyn Monroe – laquelle reprendra avec un grand retentissement le fameux gloussement affecté poo-poo-pee-doo de la reine du glamour de celluloïd –, bien que ce soit la chanteuse Helen Kane qui ait été utilisée comme modèle), elle est devenue un sexe-symbole de l'âge d'or de l'animation américaine. Mais, à cause de sa jupe trop courte et de certains épisodes avec ses compagnons, Betty Boop a été censurée pendant quelque temps (le temps que le studio rallonge sa robe). Dans les États-Unis des années 1950, il était généralement convenu de ne pas considérer les photographies de nu comme pornographiques tant qu'elles s'abstenaient de faire apparaître les poils pubiens et a fortiori les organes génitaux. Pour préserver ses apparences "artistiques", la photographie respectable pouvait s'approcher de cette limite mais devait veiller à ne pas la franchir. Dès ses premières années, Playboy offrit de temps en temps quelques aperçus de toisons pubiennes, la première fois dès février 1956 avec une image sous l'eau de Marguerite Empey (même si le pubis des playmates restait masqué le plus souvent par un linge, une jambe ou un élément du décor ; ces audaces ponctuelles, qui évitaient soigneusement le poster central, se firent plus timides au début des années 1960). En 1956, la sortie simultanée de Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim avec Brigitte Bardot en sexe-symbole de renommée mondiale et de Baby Doll d’Elia Kazan qui met en avant la sensualité de son héroïne, ouvrit une voie dans laquelle une partie importante de la production européenne et américaine allait s’engouffrer, le cinéma italien en tête. Il y aura bien un durcissement de la censure à la fin des années 50, mais le mouvement était lancé. À Hollywood, les réalisateurs jouèrent alors avec les métaphores : dans La Mort aux trousses, Alfred Hitchcock fit suivre la scène où Cary Grant et Eva Marie Saint s’enlacent dans un wagon par un plan montrant un train entrant dans un tunnel, dans Spartacus, Stanley Kubrick évoqua avec subtilité l’homosexualité du personnage de Laurence Olivier qui explique à Tony Curtis qu’il aime aussi bien « les huîtres » que « les escargots » ! Les producteurs indépendants créèrent quant à eux un nouveau genre : le film de nudistes sans contact physique et sans nudité montrée. Russ Meyer, ancien photographe de Playboy, s’engagea dans cette brèche pour créer ses films parodiques avec des actrices aux seins hypertrophiés : son L’Immoral Mr. Teas (1960) constitue l’un des premiers films à caractère pornographique américain qui ait bénéficié d’une distribution officielle et de l’attention d’une critique sérieuse. Par rapport à la production européenne importée sous le manteau, le film de Russ Meyer innova en racontant une histoire (Mr. Teas a la faculté de déshabiller les femmes de son regard) avec des personnages ayant un minimum de psychologie. Avec ce film muet de 63 minutes en couleurs, sorte de "Les Vacances de monsieur Hulot perverti", Russ Meyer inventa un genre nouveau, le "nudie". Le film rapportera plus d’un million de dollars soit quarante fois son coût de production et marqua le début d’une série de films à succès pour son auteur qui dépassèrent largement le cadre des salles spécialisées et attirèrent donc un nouveau public. Parallèlement, le 4 juin 1963, Hugh Hefner de Playboy fut arrêté pour vente de littérature obscène ! En 1965, le magazine Private fut lancé à Stockholm en Suède par Berth Milton Senior : c'était le premier magazine pornographique en couleur apparu dans le monde (Private Media Group a ensuite sorti trois autres revues : Sex, Triple X et Pirate, cette dernière se focalisant sur le fétichisme et le sadomasochisme). Avec Le Désir dans les tripes (1965) et Faster, Pussycat! Kill! Kill!, Russ Meyer imposa son propre style : l’exploration d’une sexualité rurale à travers des intrigues rudimentaires mais pimentées de violence et servies par des héroïnes à la poitrine démesurée. C’est d’ailleurs en 1965, que sortit Le Prêteur sur gages de Sidney Lumet, le premier film produit par un grand studio à montrer des seins nus. À la fin des années 1960, Russ Meyer se trouva à la croisée des chemins : d’un côté, les films pornographiques commencèrent à faire leur apparition dans certains sex-shops de San Francisco, de l’autre, la nudité était devenue habituelle dans les films classiques. Refusant d’entrer dans le monde du X mais incapable d’engager des stars pour ses films à petit budget, Russ Meyer contre-attaqua avec Vixen en 1968. Vixen, une femme de petite vertu, vit dans le bush du Nord-Ouest canadien avec son mari aviateur, Tom. Quand Tom est absent à cause de son travail, ou simplement quand il a le dos tourné, Vixen le trompe avec différents partenaires. L’intrigue n’a pas de véritable fil rouge, si ce n’est les personnages de Vixen, Tom et Niles. On peut noter deux axes principaux dans le scénario: 1) la sexualité débridée de Vixen, qui la pousse à se lancer dans différentes aventures, indépendamment de la morale établie ; 2) l’évolution du personnage de Niles, jeune Noir ayant fui les États-Unis pour ne pas faire partie des contingents envoyés au Vietnam, alors en guerre. Le dernier quart d’heure du film, plus axé sur la comédie pure que le reste de l’œuvre (que l’on peut qualifier de "film érotique" ou de "comédie érotique"), est également plus politique. En effet, les personnages évoquent à travers leurs dialogues les contradictions de la démocratie (accusée de ne pas avoir de considération pour les individus qu’elle envoie mourir au combat), avant de mettre dos à dos les régimes communiste et démocratique. C’est avec ce film qu’il va connaître ses plus graves démêlées avec la justice, tout en lui rapportant 15 millions de dollars pour un budget de 72 000 dollars. Aux États-Unis, le Congrès vota la création d’une Commission sur la pornographie et l’obscénité pour faire face à une production montrant une nudité complète et des comportements sexuels de plus en plus libérés, le code moral Hays n’étant plus appliqué (libéralisé dans son application à partir de 1961, il sévit jusqu’en 1966 : plusieurs tentatives eurent lieu aux États-Unis dans les années 1970 pour proscrire la pornographie, mais les tribunaux firent la distinction entre une personne qui reçoit de l’argent en contrepartie d’un rapport sexuel, et la représentation cinématographique ou photographique d’un rapport sexuel). Deux ans plus tard, c’était Woodstock… Le film consacré à cette dernière manifestation diffusa à travers le monde une image de liberté sexuelle. Cette tendance libertaire permit au cinéma traditionnel d’aborder de nouveaux thèmes ou de parler plus ouvertement des relations sexuelles : l’homosexualité fut abordée dans Thérèse et Isabelle (roman de Violette Leduc rédigé en 1954, paru sous forme censurée en 1966 puis en version intégrale en 2000 : dans le pensionnat d’un collège, deux adolescentes découvrent la passion physique. Thérèse, la narratrice, découvre le plaisir grâce à Isabelle, durant trois nuits. La description sans fard, à la fois poétique et crue, de la sexualité, de l’homosexualité féminine, forme l’intégralité du roman. Thérèse et Isabelle devait être la première partie du roman Ravages. Son éditeur, réticent et craignant le scandale, lui conseilla de retirer toute cette partie, et Ravages parut sans elle. Violette Leduc intégra alors des passages de Thérèse et Isabelle dans La Bâtarde qui parut en 1964, et Gallimard accepta de publier Thérèse et Isabelle en 1966, dans une version raccourcie), la polygamie dans Bob et Carole et Ted et Alice (un couple, Bob et Carol, après avoir passé un week-end dans une clinique spécialisée pour revigorer leur sexualité, est déterminé à mettre en pratique les principes d’amour libre et d’ouverture qu’ils ont appris. Leurs amis Ted et Alice hésitent entre rejet et curiosité) ou encore Le Mariage collectif. En 1971, Le Dernier Tango à Paris aborda la sodomie et rendit célèbre une tablette de beurre, assurant au film une renommée et un succès important avec plus de cinq millions d’entrées en France (un quadragénaire américain erre dans Paris à la suite du suicide de son épouse. Dans un appartement à louer du 16e arrondissement, il rencontre une jeune femme, fille de colonel et de vingt ans sa cadette, en phase de rupture, avec qui il engage une relation intense, houleuse, brève, mais désespérée. Le film incarne une époque de transition. Pour le réalisateur, la relation entre les deux protagonistes « est à la mesure des tourments que provoque l’explosion du féminisme ». En fait, plus globalement, l’histoire est une allégorie du passage d’une époque « classique » à une époque « moderne » voire « postmoderne »).
    En Europe, les films érotiques se cachaient encore derrière l’alibi de l’éducation sexuelle. Il faut dire que la censure gouvernementale tenta d’interdire en France Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (d’après Diderot) réalisé par Jacques Rivette en 1966 et qui présentait une mère supérieure "entreprenante" : au XVIIIè siècle, Suzanne Simonin est cloîtrée contre son gré par ses parents qui la destinent à la vie conventuelle sans qu’elle en ait la vocation et où elle subira notamment la cruauté d’une abbesse sadique et le harcèlement sexuel d’une autre. Après avoir reçu en 1962 un avis de précensure défavorable de la commission de contrôle, le scénario, rédigé par Rivette et Jean Gruault, est adapté en 1963 pour le théâtre au Studio des Champs-Élysées, sous la direction de Jean-Luc Godard et avec Anna Karina dans le rôle de Suzanne Simonin. La pièce ne déclenchera pas de scandale et ne remportera d’ailleurs aucun succès. Toutefois, comme le fit remarquer à l’époque François Mauriac dans Le Figaro, l’appel à censurer La Religieuse a été lancé avant même que quiconque ait vu le film (mais "à décharge", en 1760 Diderot fit, selon ses propres termes, « une effroyable satire des couvents »). La hiérarchie de l’Église catholique, alors en plein concile de Vatican II (destiné à moderniser l’Église), n’a pas cherché le scandale, mais des associations de parents d’élèves de l’enseignement privé et, surtout, de sœurs s’alarmèrent dès 1965 : la présidente de l’Union des supérieures majeures écrivit au ministre de l’Information Alain Peyrefitte pour lui faire part de son inquiétude : « un film blasphématoire qui déshonore les religieuses ». Le ministre la réconforta sans ambiguïté : « Je partage entièrement les sentiments qui vous animent » et lui donna l’assurance qu’il utiliserait tous ses pouvoirs pour empêcher le film de nuire à l’image des religieuses (l’intervention d’Yvonne de Gaulle, épouse du général et président, et ancienne élève des dominicaines, a aussi été déterminante). Le tournage fut un peu gêné (refus d’autoriser le tournage à l’abbaye de Fontevraud, dépendant des Monuments historiques) mais en mars 1966 la commission de contrôle autorisa la distribution du film, celui-ci devant être interdit aux moins de 18 ans. Une semaine plus tard, Yvon Bourges (secrétaire d’État à l’Information) réunit à nouveau la commission et y convoqua le directeur de la sécurité nationale, Maurice Grimaud, afin d’exposer les troubles à l’ordre public que pouvait provoquer le film. La commission ne changea cependant pas son vote, mais son avis n’était que consultatif et deux jours plus tard Yvon Bourges interdit la distribution et l’exportation du film. La censure provoqua un tollé : Jean-Luc Godard interpella André Malraux qu’il appela ministre de la Kultur. De nombreuses personnalités publiques, y compris des gens d’Église, s’insurgèrent. Malraux lui-même n’empêcha pas le film d’être sélectionné pour le Festival de Cannes et d’y être projeté. Le producteur Georges de Beauregard et son avocat Georges Kiejman se lancèrent dans une bataille juridique qui conduisit en 1967 le tribunal administratif à annuler la décision d’interdiction, pour vice de forme. Le nouveau ministre de l’Information, Georges Gorse, lui accorda un visa d’exploitation mais confirma son interdiction aux moins de 18 ans. Le film sortit le 26 juillet 1967 dans cinq salles parisiennes. Fort de sa publicité et de son aura scandaleuse, il enregistra 165 000 entrées en cinq semaines. Le public découvrit un film sobre et extrêmement fidèle au roman dont il est l’adaptation (qui profita de ce succès et fut réédité plusieurs fois), ne méritant sans doute pas la publicité sulfureuse qui a entouré sa sortie et que Jacques Rivette expliquera ne jamais avoir cherché. La décision d’annuler la censure du film fut définitivement confirmée par le Conseil d’État en 1975. Michelangelo Antonioni fut le premier à montrer un pubis féminin dans Blow-Up en 1967 [Palme d’or au festival de Cannes : le film fit scandale à sa sortie en Grande-Bretagne car c’était la première fois qu’on montrait dans un film britannique un corps féminin entièrement dénudé, en l’occurrence, celui de Jane Birkin. Pour information, le film original a subi récemment une censure sur deux scènes lors du passage du support VHS au DVD. Une partie de la scène où Jane (Vanessa Redgrave) se déshabille devant Thomas (le photographe) est tronquée en bas pour cacher la poitrine de l’actrice qui apparaît nue sur la vidéo. Dans la scène dite "d’orgie" où Thomas chahute avec les deux jeunes filles (Jane Birkin et Gillian Hills) qui n’ont pas de sous-vêtements, le pubis est flouté]. En 1965 parut au Royaume-Uni le premier numéro de Penthouse, magazine pour hommes fondé par Bob Guccione, combinant des articles sur la vie urbaine et des images pornographiques soft. Dès ses débuts ou presque, le nouveau venu, s'appuyant sur une attitude plus tolérante en Europe à l'égard de la nudité, publia des images de femmes qui, même retouchées et floutées, marquaient une rupture avec les prétentions artistiques encore en usage. Presque dès le premier numéro, les images publiées montraient des sexes féminins et la toison pubienne, alors que ceci était considéré comme obscène : ce fut le début des « Guerres pubiennes ».Chez Playboy, pourtant, la réaction fut lente à venir : sur le poster central un tout premier brin de poils apparut avec Melodye Prentiss, Miss July 1968, soit quelque quinze ans après le lancement du magazine. Alors que Guccione était américain, le magazine fut publié d'abord au Royaume-Uni avant de paraître aussi aux États-Unis en 1969. Pour préserver sa part de marché, le leader contesté se résolut, malgré les risques judiciaires, à prendre les devants. En août, Playboy publiait son premier nu de face intégral, bien qu'ombré, avec le portrait non d'une playmate mais de la danseuse et actrice afro-américaine Paula Kelly. D'autres pilosités se firent jour dans ses pages et même, quoiqu'à l'état de traces, jusque sur le poster de Gloria Root, en décembre 1969. Mais il fallut attendre les photographies de Liv Lindeland, en janvier, pour obtenir enfin une vue claire de la toison pubienne, en l'occurrence blonde, d'une playmate. L'événement généra un fort courant d'attention dans les médias et le public. En décembre 1971, seul le bocal d'un poisson rouge séparait encore Karen Christy du premier nu de face intégral en poster central. La palme en revint le mois suivant et pour l'Histoire à Miss January 1972, Marilyn Cole. Sur leur lancée, Liv Lindeland et elle furent toutes deux désignées « Playmates de l'année », en 1972 et 1973 respectivement. Mais la performance de Marylin devait rester inégalée pendant plus d'un an, le poster central de Bonnie Large en mars 1973 étant le premier à retrouver un tel niveau d'exposition, comparable à celui des modèles de Penthouse à la même époque. En 1968, Marc Dorcel se lanca dans l’édition d’œuvres érotiques. Associé avec deux amis, il créa Select Diffusion, et vendait des livres aux titres sulfureux, au travers des publicités. Il publia Ursula, qui devint un best-seller dans son domaine : plus de vingt-mille exemplaires furent vendus en moins de trois mois. Mais la dix-septième chambre correctionnelle en interdit la diffusion, vente et publicité. Au début des années 1970, l’engouement pour les ouvrages érotiques déclina. Mais il existait un marché pour les romans-photos érotiques : il s’agissait de revues américaines importées en France et "retouchées" : les sexes et poils pubiens furent masqués par des sous-vêtements grossièrement dessinés. Pour se les procurer, les consommateurs étaient prêts à débourser jusqu’à 120 ou 140 francs, une somme importante pour l’époque. Marc Dorcel décida alors de lancer le premier roman photo érotique français en couleur. Les effets libérateurs des hippies et de mai 68 ont fait évoluer les mentalités, changer les mœurs et imposer progressivement le sexe à l’écran : les scènes d’amour devinrent plus crues et ce n’était plus juste des femmes nues et des baisers mais des scènes de plus en plus explicites. La série allemande des Helga connut un très gros succès en 1968 avec plus de quatre millions de spectateurs en Allemagne et autant en France pour le premier des deux films. Sur les affiches, la prostitution, la traite des blanches, et la libération des mœurs firent fleurir des avertissements sur les affiches des films concernés, en forme d’appel à consommer. C’était l’avènement du cinéma érotique à large diffusion (car déjà existant avec des dessins animés ou des films dès l’invention du cinématographe), étoffé grâce à Emmanuelle et à l’autre grand classique, Deep Throat (Gorge profonde), dont le scénario se résume en quelques lignes et qui devint un véritable phénomène culturel en 1972, un film culte pour toute une génération. Une jeune femme, Linda, consulte un médecin pour lui faire part de ses difficultés à atteindre l’extase lors des rapports sexuels. Après examen, celui-ci l’informe que sa frigidité s’explique par le fait que son clitoris n’est pas localisé là où il devrait être mais au fond de sa gorge. Dès lors le remède qu’il prescrit est simple puisqu’il lui suffira d’avaler la totalité d’un organe masculin pour atteindre la satisfaction. Et il s’empresse de le lui démontrer en lui donnant son propre organe à sucer. Reconnaissante, Linda se propose pour être sa compagne mais le docteur refuse car il est déjà engagé auprès de sa propre infirmière. Il lui offre toutefois un rôle de thérapeute auprès de ses patients incluant la fellation, la pénétration vaginale et la sodomie. Le film s’achève alors que Linda est en visite chez l’un de ses patients tandis que, un godemichet en verre dans le vagin, la bande-son joue I’d Like To Teach the World To Screw, parodie d’un jingle célèbre de l’entreprise Coca-Cola. Deep Throat fut à l’origine en 1972 d’un scandale (aujourd’hui encore, il suscite une polémique qui n’est sans doute pas près de s’éteindre) qui propulsa sa vedette, Linda Lovelace, au premier plan de l’actualité en la consacrant comme première superstar du show-biz pornographique, le symbole sexuel de la femme "libérée". Après la sortie du film, l’acteur Harry Reems fut la vedette de procès retentissants "pour obscénité" aux USA, et devint un symbole de l’émancipation culturelle et sociale, et de la lutte contre l’hypocrisie des milieux traditionalistes qui cherchaient par tous les moyens à étouffer l’épanouissement individuel. L’écrivain Norman Mailer rappelle qu’au début des années 70 le porn-shooting s’attribuait une fonction d’émancipation sociale : « C’était un monde qui naviguait entre l’art et l’illégalité. c’était l’aventure ».Tourné en six jours à Miami et destiné à l’origine à une diffusion confidentielle sous le manteau, ce film n’avait coûté que 25 000 dollars à produire. Toutefois, au cours de ses trente ans d’exploitation, le FBI estima qu’il avait rapporté plus de 600 millions de dollars ce qui le place parmi les plus grandes réussites de l’industrie cinématographique américaine. Par son concept provocateur mettant en image une fellation profonde [commentant l’inauguration le sleight of throat (le tour de force glottique) de Linda Lovelace, l’acteur dit : « Quand elle m’a avalé en entier, je me suis demandé si j’allais m’en sortir vivant...J’ai regardé autour de moi : les yeux de Gerry (le cinéaste) lui sortaient de la tête, et le caméraman avait la mâchoire inférieure sur les chaussures »] et grâce à son humour distanciateur, ce film participa à la destruction de nombreux tabous et initia une mode du "Porno-Chic" qui contribua à une libération des mœurs aux États-Unis. Alors que l’actrice, afin de réussir les fellations du film sans s’étouffer, avait dû subir un entraînement pour apprendre à avaler entièrement un pénis, pendant les mois qui ont suivi de nombreuses femmes ont été hospitalisées aux États-Unis, victimes de viols de la "gorge" du fait que leurs petits amis avaient tenté de leur faire réitérer à la maison l’exploit de Lovelace. Gorge profonde a été un des premiers films pornographiques à obtenir une audience débordant les salles pornographiques : en ayant ainsi défié les lois américaines sur l’obscénité en étant présenté dans des salles de cinéma "ordinaires", il a ainsi participé à la "libération" de la pornographie aux États-Unis et dans le reste du monde occidental, et en à fait un phénomène social acceptable qui ne pouvait être contesté que par des conservateurs et des groupes religieux. Pour autant, dans sa biographie intitulée Ordeal (« L’Épreuve »), Linda Lovelace a écrit que son manager et ancien mari Chuck Traynor l’avait forcée à exécuter certaines scènes qui ont fait la célébrité du film : « À chaque fois que quelqu’un regarde Gorge Profonde, il me voit en train d’être violée. C’est un crime qui est en train de se dérouler dans ce film ; j’avais un revolver sur la tempe, tout le temps » (lors du tournage, d’ailleurs expéditif, le cadreur et l’éclairagiste devaient avoir soin d’occulter sur le corps de Linda les ecchymoses récentes). En contraste avec la personnalité extravertie et jubilatoire de l’acteur Harry Reems, qui « n’était pas un grand acteur, mais un grand baiseur », l’actrice Linda Boreman (dite Linda Lovelace) était une pauvre fille exploitée non seulement par son mari (pour en faire une attraction, il l’aurait accoutumée à subir l’introduction d’objets dans son arrière-gorge en dominant le réflexe nauséeux), mais aussi par le réalisateur, et plus tard par les ligues féministes qui brandirent ses témoignages. Le titre du film inspira même au journaliste Bob Woodward le surnom de son informateur secret qui fut à l’origine du scandale du Watergate, le "cambriolage" raté du QG démocrate ayant eu lieu trois jours avant la sortie du film dans les cinémas de Broadway. En 2005, un documentaire d’une heure et demie intitulé Inside Deep Throat est sorti aux États-Unis. Revenant sur l’énorme succès de ce film, ce reportage met en exergue l’écart entre les modestes intentions de ses promoteurs et son incroyable impact sur la société américaine. Preuve de l’évolution des mentalités et qu’est révolue l’époque où Bob Hope se vantait d’avoir parlé de Deep Throat à la TV (il avait osé dire : « Mais oui, je suis allé le voir, je croyais que c’était un documentaire sur la vie des girafes... »), le titre s’est banalisé ! Gérard Damiano réalisa The Devil in Miss Jones après le succès inattendu de Deep Throat. En raison de la profondeur pseudo métaphysique de son scénario et de certaines scènes d’anthologie, il s’agit de l’un des rares films pornographiques qui ait été parfois qualifié de "chef d’œuvre". Il met principalement en scène le héros masculin de Gorge profonde, Harry Reems, et une nouvelle actrice, Georgina Spelvin, qui grâce à sa prestation étonnante, malgré une courte carrière, est entrée définitivement grâce à ce tournage dans la légende du cinéma X. Dans son appartement de New York, une femme célibataire, Justine Jones, se désespère en songeant au vide de son existence. Elle déambule dans l’appartement et se caresse devant une glace mais sans éprouver le moindre plaisir. Elle finit par se suicider en s’ouvrant les veines dans son bain. Bien que toute sa vie ait été exemplaire, elle est alors damnée pour ce suicide et arrive en enfer où un employé du Diable est là pour l’accueillir. Tandis qu’elle contemple une allumette qui se consume entre ses doigts, elle réalise la gravité de son geste et l’ampleur de ce qu’elle a perdu. Elle supplie alors ce subordonné de la laisser revivre afin qu’elle puisse faire en sorte d’être condamnée à l’enfer pour de bonnes raisons. Le diablotin accepte et elle entreprend alors de rattraper le temps perdu en s’adonnant activement au stupre {du latin classique stuprum « action de déshonorer, violence, attentat à la pudeur ; relations coupables » : débauche honteuse, avilissante} et à la fornication. Lors de son second décès, elle retourne en enfer où elle se retrouve enfermée dans une cellule avec un homme (interprété par Damiano lui-même) qui, malgré ses suppliques, refuse de la toucher. En effet, il ne s’intéresse qu’aux mouches volant dans la cellule car il attend le retour de Dieu sous cette forme. Le premier film de Damiano attira 157 000 spectateurs sur Paris-périphérie et le second 102 000 ; les États-Unis n’auront le droit qu’à des versions soft de ces deux films pourtant américains. Un troisième film à la même époque (mais premier du genre), Derrière la Porte Verte (1972), fit naître l’idée que le film pornographique est un matériau propice à l’expérimentation, tout en marquant le début de la starisation de ses actrices. Marilyn Briggs (plus tard rebaptisée Chambers), mannequin au visage connu pour une campagne américaine de publicité pour un savon (le savon Ivory, « pur à 99,44% » d’après le slogan évidemment détourné ensuite par les Mitchell en « impur à… »), répondit à une petite annonce des frères Mitchell pour auditionner le rôle principal. D’abord hésitante, elle envisagea plutôt d’y jouer un rôle non pornographique, mais intriguée par l’histoire elle accepta le rôle principal. Les Mitchell lui proposèrent une offre exceptionnelle pour l’époque : 2 500 dollars de salaire plus un pourcentage sur les recettes et le choix de ses partenaires. Offre profitable puisque le film rapportera 200 000 dollars en 20 semaines et 20 millions en moins de trois ans d’exploitation (un Blair Witch avant l’heure). Ce film est important pour le genre pornographique parce qu’il dit pratiquement déjà tout sur le X dès les années 70 : le charme de Miss Chambers et une patine années 70 (la musique et un certain discours hédoniste New Age typiquement californien, où « l’énergie du bien-être monte des pieds », dixit un personnage) délicieuse tirent le film, distancié et excitant, vers le haut et vers un mystère autrement plus trouble que l’obsession contemporaine de transparence sexuelle. Le film récolta d’excellentes critiques et devint vite le film à voir, donnant une respectabilité éphémère au genre en l’amenant dans les salles de cinéma traditionnelles, les films sortant même sur les Champs-Élysées. Au festival de Deauville de 1975, le ministre de la culture de l’époque, Michel Guy, réserva même une rangée de fauteuils VIP pour la première française du film. Deux chauffeurs routiers s’arrêtent dans un dinner et bavardent avec le cuisinier. Ils en viennent à lui raconter l’histoire de la fameuse Porte Verte : tout commence dans un hôtel avec une jeune femme blonde, ensuite enlevée par deux hommes qui l’amènent à un club où les participants sont masqués. Elle est bientôt sur scène, au centre d’une orgie, devant une assistance d’abord passive puis active. L’un des camionneurs – le narrateur de l’histoire – est dans le public, mais le cuisinier se demande si tout cela a vraiment eu lieu, ou s’il s’agit d’une légende urbaine, dont l’une des premières variantes serait celle du viol rituel d’une jeune mariée dans une maisonnette du sud de la France, auquel des GI pouvaient assister moyennant finance à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Le dispositif "je vais te raconter" du film creuse ce même sillon du fantasme masculin, d’une histoire entre mecs racontée à un comptoir. Le mutisme permanent de l’objet blond du désir Marilyn – face à la logorrhée verbale mâle {besoin fort de parler, souvent de façon incohérente, généralement avec un débit rapide et continu} des sept premières minutes, puis pendant les scènes de sexe – appuie l’idée que le regard et le discours de ces messieurs, et de tous les messieurs blancs du monde, vont structurer le récit. Derrière la Porte Verte épuise pratiquement ainsi – dès 1972 – le genre pornographique en mettant à nu sa nature par une quasi mise en abyme : une femme kidnappée (à l’écran, les ravisseurs sont interprétés par les frères Mitchell eux-mêmes), jetée en pâture puis consentante devant une assistance voyeuse et passive, composée d’un échantillon d’humanité (hommes et femmes de sexualité et physique divers), et finalement plus participative. Soit le rapport trivial {trois voies est emprunté par Rabelais au latin « carrefour » puis « endroit fréquenté » : chose commune, banale, sans connotation péjorative, puis prend son sens moderne de "grossier", qui existait en fait déjà en latin (par référence aux manières des prostituées arpentant lesdits carrefours, eux-mêmes protégés par des phallus d’Hermès)} du spectateur face au film X, d’autant qu’une voix off précise dans le film avant le début du sexe « vous allez assister au viol d’une personne dont la peur initiale s’est muée en curiosité (…) Demain, elle ne se souviendra de rien, sinon d’avoir été aimée comme jamais elle ne l’a été. Même si vous la connaissez, vous ne pouvez rien y faire. Alors, détendez-vous ». La voix s’adresse autant à l’assistance dans le film qu’au spectateur, confortant son voyeurisme dans une expérience sans conséquence. Le film aurait été tourné en un jour, ce qui se ressent dans à peu près toute la première partie hors sexe du film, à cause d’un montage approximatif. Mais lorsque la bagatelle surgit à l’écran, les choses s’améliorent grandement : cadres et éclairages pensés et une manière de filmer près du corps qui a peu à voir avec les plans chirurgicaux du X d’aujourd’hui avec lumière crue. Le choix d’organiser en rituel le sexe pratiqué conditionne la mise en scène et l’atmosphère : Chambers en blanc et ses prêtresses en noir, impressions d’Afrique de pacotille avec l’entrée en scène de l’amant noir, la scène des trapèzes ou l’abstraction du coït final – filmé sur fond noir – composent un climat onirique, d’autant que le langage imagé "d’encouragement" associé au X est absent ici. Vers la fin, lorsque le public du spectacle s’emmêle et emplit l’écran, les règles du porno sont à nouveau à l’honneur mais l’étrangeté demeure : on croit parfois regarder un happening d’art moderne, une performance datée. Marilyn Chambers traverse les outrages, distinguée mais non distante, excitante et passionnée sans trop en faire. Le fruit non défendu même coupé demeure mystérieusement intact, charnel et rêvé. La fin ouverte de Derrière la Porte Verte laisse le goût du fantasme persister. La scène la plus probablement mémorable est celle de l’éjaculation externe et faciale, figure incontournable qui est au X ce qu’est l’explosion au blockbuster moderne ou le jet de sang au gore. C’est un rituel esthétique, paroxysmique de domination masculine pour signifier le plaisir de l’Homme, sa victoire sur la femme. Mais c’est aussi un constat d’impuissance face au mystère de la Femme, puisque si la jouissance féminine est facilement feinte à l’écran (oui ou non ?), le plaisir masculin doit pouvoir s’incarner, la preuve par l’image. A l’énigme féminine, la grammaire pornographique propose donc la réponse la plus crue. Ainsi, heureux ceux qui croient après avoir vu. Les Mitchell trouvent ici le moyen de ridiculiser et célébrer ce cliché du X dans une séquence devant beaucoup au cinéma underground : ralentis (qui confèrent au pénis une vie propre, distincte de celle de son propriétaire), solarisation, filtres et surimpression subliment la satisfaction masculine (ah, la petite mort !) tout en créant une distanciation assez ironique qui renvoie l’Homme à sa tanière. L’extase mâle tout en feux d’artifice n’est qu’une idée, une coupe imbuvable. Un "truc de mecs", pour parler crûment. Le "narrateur" enlève ensuite sa sabine Marilyn sur scène. Le cuisinier lui demande ce qui s’est passé après et s’entend répondre que "cela est une autre histoire". Le narrateur reprend sa voiture et visualise l’Acte (abstrait) avec Marilyn. Cela est-il vraiment arrivé ? Quelle est la part de vrai et de fantasmé ??? Si le narrateur a effectivement assisté à cette orgie, l’a-t-il fait avec Marilyn ? Le film ne répond pas : la seule certitude est que l’image de Marilyn – réelle ou non – obsède l’imagination du narrateur. On notera cependant qu’à la suite de ce coït rêvé ou non, le "narrateur" n’apporte pas la preuve de la jouissance inhérente au genre : il n’éjacule pas. De là à penser qu’il n’a pas "conclu"… après tout quelle importance, tant qu’il a raconté la chose. Mais elle aussi semblait dire, plus crûment, que les amants étaient les meilleurs amis et ennemis d’une femme. En juillet 1972 paru Union, magazine français de charme et d'information sur la sexualité. Un tiers du rédactionnel était composé de photos et courriers des lecteurs et lectrices, le reste se partageant entre les rubriques bonnes adresses, reportages sur le monde du sexe, rubriques Conseils et Sexo (il est devenu depuis davantage orienté vers la pornographie). Les réalisateurs profitèrent de la brèche qui s’ouvrait à eux : Bertrand Blier et l’inoubliable Les Valseuses avec Miou-Miou, Patrick Dewaere et Gérard Depardieu, illustrent parfaitement cette frénésie sexuelle, sans oublier les Contes immoraux de Valérian Borowczyk, évoquant le libertinage à travers les siècles de manière ouvertement érotique. Penthouse se tourna également à partir de 1974, année du lancement de Hustler, vers une présentation de plus en plus anatomique du sexe, donnant une vision détaillée de la vulve souvent accompagnée de poses évoquant la masturbation et montrant les petites lèvres ouvertes. Ensuite apparurent les rapports sexuels simulés, sans pénétration ni verge visible, ce qui fut le cas assez rapidement avec des pénis en érection. Par ailleurs, Penthouse essaya de maintenir la qualité des articles, bien que sur des thèmes plus sexuels que ceux publiés par Playboy. Hustler quant à lui est un mensuel pornographique américain destiné à un public masculin, créé à l'initiative de Larry Flynt en 1974. Nul doute que celui-ci a contribué à briser certains tabous américains dans les années 1970 en exposant notamment des parties génitales féminines de manière plus explicite que ne le faisait le magazine Playboy. Larry dut cependant se battre de part et d'autre avec ceux qui trouvaient son magazine trop explicite sexuellement et qui menaçaient de le faire retirer du marché. Il fut approché par un paparazzi qui détient des photos nues de Jacqueline Kennedy Onassis et il les publia dans l'édition d'août 1975. Ces photos firent énormément de publicité au magazine, si bien qu'il s'en écoula un million d'exemplaires en quelques jours. En juillet 1976, les autorités de Cincinnati accusèrent Larry et quelques membres de la direction d'Hustler de "Pandering", d'avoir produit du matériel obscène. Larry fut reconnu coupable et condamné à 7 ans de prison et à une amende de 11 000 dollars. Finalement, il gagnera sa cause en appel. Les années 1973 et 74 marquèrent la grande offensive du sexe à l’écran : la France vit arriver une production de films B ou Z « avec séquences additionnelles », c’est-à-dire des films traditionnels à petit budget comportant des scènes rajoutées provenant de films hards ou érotiques. Ce phénomène dura un an, jusqu’à l’exploitation in extenso des films d’où sont tirées ces scènes supplémentaires. Parmi cette production de films érotiques, on trouve L’Étalon italien qui marque les débuts de Sylvester Stallone. Se développa alors une production de luxe de films ouvertement érotiques qui bénéficièrent d’une promotion comparable à celle des films traditionnels. Emmanuelle est le fleuron de cette époque. L’air du temps était à la libération des mœurs, mais le film érotique cherchait encore sa place entre une production de plus en plus hard et un cinéma traditionnel qui jouait avec la séduction. Le producteur Yves Rousset-Rouard acquit les droits d'un roman à succès d'Emmanuelle Arsan, Emmanuelle (roman de 1959 où un diplomate raconte les récits de ses rapports pour le moins libres avec sa femme eurasienne, récit attribué à son épouse sous le pseudonyme de Emmanuelle Arsan. Cette magnifique histoire d’amour très troublante fut immédiatement interdite, l’éditeur Losfeld fut condamné à de la prison et à une forte amende. Néanmoins ce livre se vendit, sous le manteau, en millier d’exemplaires, voire dizaine de milliers). Il en proposa l'adaptation à un jeune photographe de charme, Just Jaeckin, qui n'avait qu'une expérience de la photographie et de la publicité. Le casting réunit une jeune actrice inconnue (et pour cause puisqu'il s'agit d'un modèle néerlandais dont c'était le deuxième film : Sylvia Kristel) et un acteur de renom en initiateur pornocrate (Alain Cuny, 65 ans : un des compagnons de la première heure de Jean Vilar au TNP et au Festival d'Avignon, il connut son heure de gloire en 1942 avec Les Visiteurs du soir de Marcel Carné, avec Arletty, Grand prix du cinéma français). Clamant en 1974 avec Arthur Rimbaud qu’il faut changer la vie, le film consacra le triomphe du porno soft à l’usage des familles endimanchées : le culte du plaisir et de la jouissance rencontra un succès planétaire ! Emmanuelle, entouré d'un parfum de scandale, provoqua un vaste débat en France sur la censure des œuvres érotiques. Le film aurait dû, selon la première commission de censure en avril 1974, subir de nombreuses coupes après avoir été interdit par le gouvernement Pompidou pour « manque de respect envers le corps humain ». Cependant, la mort la même année du président de la République française, Georges Pompidou, changea la donne. Un nouveau secrétaire d'État à la Culture, Michel Guy, fut nommé en remplacement de Maurice Druon. Alors que ce dernier était pour la répression, allant jusqu'à l'interdiction et la censure, le nouveau ministre est lui plus modéré et affirmera : « Tous les films doivent pouvoir sortir sans distinction. Je ne me reconnais pas le droit d'interdire à des spectateurs adultes la possibilité de voir les films qu'ils désirent. En 1975, les gens choisissent ce qu'ils veulent voir et je dois les laisser libres ». Suivant la promesse du candidat Valéry Giscard d'Estaing (qui, devenu Président, a eu une relation avec l'actrice principale Sylvie Kristel) d'abolir la censure, il décide alors de ne plus systématiquement suivre la commission, permettant ainsi au film de sortir en salles au prix de quelques coupes, mineures selon le producteur. Il sera simplement interdit aux moins de 16 ans (la même aventure arrivera à sa suite, Emmanuelle 2). Le film sortit le 1er juin 1974 dans une combinaison importante (pour l'époque) de dix-huit salles, soit une capacité de 8 000 fauteuils sur la première semaine (à peu près l'équivalent de L'Arnaque ou du Retour du grand blond qui sortent la même année). Après une première journée à 15 100 spectateurs à Paris-périphérie, le film réalisa la deuxième meilleure semaine de l'année avec 126 530 entrées. La baisse des semaines suivantes fut minime (105 671, 110 199 et 104 501 entrées). Au bout de 8 semaines, le score était de 745 000 spectateurs pour Paris-périphérie. En France, le succès se transforma en triomphe historique. Au bout de quatre ans, le score était de 2 500 000 d'entrées à Paris et de 7 350 000 sur la France. Emmanuelle fut projeté pendant 553 semaines sur les Champs-Élysées (UGC Triomphe) ; les cars de Japonais s'y succédaient et les petits Français y accouraient dès qu'ils atteignaient leur majorité. Le succès fut tel qu'une salle le programma à Paris pendant dix ans (il fut retiré en 1985 ; le score sur Paris intra-muros est éloquent : 2 788 000 spectateurs alors que la population parisienne tourne autour de 2 000 000), proposant en été un sous-titrage en anglais pour les touristes. Ce fut l'un des plus gros succès du cinéma français, attirant dans les salles françaises près de 9 millions de spectateurs et plus de 50 millions dans le monde. Précurseur, le film de Just Jaeckin devint l'objet d'un culte à travers le monde. Aux États-Unis, Emmanuelle fut classé X, puis ressortit dans une version expurgée la même année. En 1978, c'était le plus gros succès d'un film francophone sur le sol américain. Le Japon fut également conquis (16 millions de recette). Des suites furent tournées avec toujours Sylvia Kristel en femme qui se libère (d'autres films essayèrent également de surfer sur la vague) et le succès était toujours là, du moins jusqu'au quatrième épisode (en 1984) qui marque la dernière apparition de l'actrice hollandaise dans le rôle qui la rendit célèbre : Emmanuelle 2 (557 000 spectateurs sur Paris-périphérie), Good-bye, Emmanuelle (341 000 spectateurs), Emmanuelle 4 (378 000 spectateurs). Just Jaeckin se vit confier l'année suivante l'adaptation d'un autre roman érotique célèbre, Histoire d'O [livre érotique et pornographique de 1954 ayant reçu le Prix des Deux Magots l'année suivante. Dominique Aury, secrétaire de la Nouvelle Revue française, intellectuelle de haut-vol, amoureuse de Jean Paulhan, voulait lui écrire une lettre d'amour en forme de roman : « Je n'étais pas jeune, je n'étais pas jolie. Il me fallait trouver d'autres armes. Le physique n'était pas tout. Les armes étaient aussi dans l'esprit ». Commentant le comportement de son héroïne dans Histoire d'O, Pauline Réage dira simplement : « C'est une destruction dans la joie ». L'ouvrage paraîtra avec une préface de Paulhan, visiblement émerveillé du cadeau : « Enfin une femme qui avoue ! Qui avoue quoi ? Ce dont les femmes se sont de tout temps défendues (mais jamais plus qu'aujourd'hui). Ce que les hommes de tout temps leur reprochaient : qu'elles ne cessent pas d'obéir à leur sang ; que tout est sexe en elles, et jusqu'à l'esprit. Qu'il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesse les battre. Qu'elles ont simplement besoin d'un bon maître, et qui se défie de sa bonté... ». C'est d'ailleurs Paulhan qui avait insisté pour que ce roman, écrit pour lui seul à l'origine, soit publié. Pris au premier degré et compris avec une grille de lecture des années 2000 (aujourd'hui le sadomasochisme est un type de pratiques sexuelles institutionnalisé), il ne s'agit que d'un roman érotique, mais Histoire d'O est aussi un cri, celui d'une personne qui veut appartenir à une autre. Si la référence au sadomasochisme est donc bien présente, ce n'est pas aux pratiques visant à pimenter la vie d'un couple, mais à celles qui sont une quête d'absolu, le don de soi. Son écriture, froide et concise, en fait un objet d'autant plus fascinant, d'une crudité assez rare dans ce registre. L'attribution du prix des Deux-Magots (prix qui est octroyé à de jeunes talents prometteurs) a entraîné le succès public, mais aussi de multiples interdictions (de vendre aux mineurs, d'afficher, et de faire de la publicité) et poursuites pour outrage aux bonnes mœurs. Au final, le procès n'eut jamais lieu. Aujourd'hui, ce livre a été diffusé à 900 000  exemplaires], et se spécialisa sur le créneau des films érotiques "haut de gamme", retrouvant Sylvia Kristel en 1981 pour une adaptation de L'Amant de Lady Chatterley [roman de David Herbert Lawrence écrit en 1928. La publication du livre a provoqué un scandale en raison des scènes explicites de relations sexuelles, de son vocabulaire considéré comme grossier et du fait que les amants étaient un homme de la classe ouvrière et une femme de l'aristocratie. Lors de la première publication au Royaume-Uni en 1960, le procès des éditeurs, Penguin Books, sous le coup de la loi sur les publications obscènes (Obscene Publications Act) de 1959, fut un événement public et un test pour cette nouvelle loi qui venait d’être promulguée à l’initiative de Roy Jenkins. Cette loi permettait aux éditeurs de textes « obscènes » d’échapper à la condamnation s’ils pouvaient démontrer que l’œuvre en question avait une valeur littéraire. Dans le cas de ce roman, un des arguments de l’accusation était le fréquent usage du verbe fuck (en français, baiser) et de ses dérivés. Divers critiques universitaires furent convoqués comme témoins, et le procès se termina sur un verdict d’acquittement. Le procès fit jurisprudence pour ouvrir la voie à une plus grande liberté d’expression dans le pays].
    Le cinéma populaire s’empara du mouvement et Georges Lautner réalisa une comédie sur le sujet de l’avènement des films pornographiques aux États-Unis, On aura tout vu avec Pierre Richard et une Sabine Azéma débutante très déshabillée (François Perrin, photographe désireux de se lancer dans le cinéma, a écrit avec son ami Henri, un scénario baptisé Le miroir de l’âme. Ne trouvant aucun producteur, François confie le scénario au producteur de films pornographiques, Bob Morlock. Ce dernier transforme le film en érotissisme et le baptise La vaginale. Seulement, ce projet devient la source de conflit entre François et son amie Christine). Les premiers films de Bertrand Blier, Les Valseuses et Calmos, sont emprunts de cette désacralisation du nu qui caractérise l’époque. Devenu culte par son inventivité et sa poésie parfois teintées de cynisme, symbole de toute une époque, de ses dérives et de ses charmes, le film est à sa manière une ode à la liberté et à l’anticonformisme, face aux conventions sociales rigides d’une petite bourgeoisie mesquine et étriquée. Lors de sa sortie (interdit aux moins de 18 ans, puis déconseillé à la télévision aux moins de 16 ans par le CSA), Les Valseuses a connu un certain succès en faisant 5 726 031 entrées en France. Le film raconte la cavale de deux jeunes marginaux. Il illustre la frénésie de la libération sexuelle et des mœurs après l’épisode soixante-huitard. Miou-Miou a d’ailleurs reconnu que le tournage s’était déroulé dans une ambiance survoltée d’excitation sexuelle quasi-permanente, certaines techniciennes ou maquilleuses allant parfois jusqu’à participer aux ébats qui se déroulaient hors caméra. Aux États-Unis, les actrices de premier plan acceptèrent à partir de ce moment de se déshabiller. Le cinéma italien produisit également quantité d’œuvres jouant sur l’érotisme de ses héroïnes (le genre atteignant son apogée avec le Caligula de Tinto Brass en 1980). En 1973, Laura Antonelli gagna ainsi ses galons de star internationale grâce à ses porte-jarretelles aguicheurs dans Malizia. Le dessin-animé n’était pas en reste, puisque 1976 vit également sur les écrans Tarzoon, la honte de la jungle de Picha, qui racontait les aventures coquines de l’homme-singe (un Tarzan laid, lâche et ridicule part à la recherche de son acariâtre compagne enlevée, à travers un univers burlesque et fou, peuplé de mini-phallus, de pygmées cannibales, de fleurs nymphomanes et d’explorateurs éméchés, sur fond de valses viennoises. C’est bien malgré lui qu’il deviendra un héros. Le mythe de Tarzan créé par Edgar Rice Burroughs est mis à mal par un caricaturiste déchaîné collaborateur de revues satiriques, telles que Pan ou Hara-Kiri. Dans la version américaine, la voix de Tarzoon est celle du propre fils de Johnny Weissmuller, l’athlétique interprète de Tarzan dans les années 1930 et 1940. Les héritiers de Burroughs tentèrent de faire interdire le film pour obscénité et réclamèrent du moins le retrait du nom de Tarzan dans le titre, transformé en The Shame of the Jungle. Pour éviter d’être classé X au moment de sa sortie aux États-Unis en 1979, le film dut être amputé de quelques scènes. Cette parodie dévastatrice s’inscrit dans la lignée des nouveaux films d’animation destinés aux adultes qui apparaissent dans les années 1970, à la suite de l’irrévérencieux Fritz the Cat sorti en 1972 – premier film d’animation classé X et réservé aux adultes, qui rencontra un grand succès critique et générationnel. Durant la production, le distributeur initial, la Warner Bros. Pictures, rejeta le projet après avoir visionné quelques minutes de la version de travail. Crumb lui-même rejeta ce film animé, ce qui ne l’empêcha pas d’être. Dans l’histoire Fritz the Cat Superstar publiée en 1972, Fritz est dépeint comme une star d’Hollywood arrogante et exploitée par ses producteurs et son agent, caricaturant la réalité de l’auteur. Alors qu’il conduit sur Sunset Boulevard, Fritz est appelé par une fan lapine qui lui demande de la violer. Plus tard dans l’histoire, après avoir rencontré une ancienne amie autruche, Fritz quitte son appartement lorsque tout à coup il reçoit un coup de pic à glace dans le dos et meurt). Dans le même temps, les premiers films "hardcore" (en argot, « du vrai » : contenant des actes sexuels non simulés), arrivèrent en France dès 1975, l’américain Alex de Keuzy exposant dans Anthologie du Plaisir le sexe de manière claire, sans artifices, passant alors de la suggestion à la représentation non simulée de l’acte. Après le succès de films tels qu’Emmanuelle, le cinéma érotique et pornographique connut un engouement toujours croissant du public : profitant d’une législation laxiste, les salles spécialisées se développèrent beaucoup plus rapidement que les cinémas classiques, et le cinéma X créa ses propres stars comme Alban Ceray et Brigitte Lahaie, José Bénazéraf ayant sortit quatre films hard. Les films pornographiques représentaient la moitié des films projetés et prirent 20% de part de marché sur Paris-ville et 15% sur la France (soit 25 millions de spectateurs) : Exhibition de Jean-François Davy attira 575 000 spectateurs sur Paris-périphérie et 15 millions sur la France, soit un score comparable au succès des James Bond de l’époque. Trois autres films dépasseront le million d’entrées en France : Les Jouisseuses en 1974 (2,2 millions), Les expériences sexuelles de Flossie en 1975 (1,5 millions) et La masseuse perverse en 1973 (1,1 millions). La prolifération de ce nouveau genre de films provoqua toutefois des remous, les milieux conservateurs s’érigeant contre cette liberté. Le mouvement avait même gagné rapidement l’intelligentsia et des auteurs-réalisateurs tels qu’Alain Robbe-Grillet, Marco Ferreri ou Barbet Schroeder, abordèrent de façon directe les divers aspects de la sexualité. Le mouvement de la passion érotique est dans "l’égarement et la démesure" au sens où Nietzsche l’entend : « Ce que nous voulons, écrit Bataille, est ce qui épuise nos forces et ressources et qui met, s’il le faut, notre vie en danger ». C’est ce que Sade affirme lorsqu’il dit que l’essence de la volupté est à l’image du crime. Le gouvernement du premier ministre Jacques Chirac, jusque-là attentiste et pensant d’abord à l’autodiscipline, se rangea à l’idée d’une taxation plutôt que d’une censure, qui existait tout de même : les pornographes étaient régulièrement convoqué en chambre correctionnelle, les avocats faisaient toujours plus ou moins la même plaidoirie invoquant l’art, agitant le spectre de l’Inquisition et à la fin, il y avait de toute façon une amende, dont le tarif variait en fonction de l’inspiration de l’avocat. Cette entrée du sexe dans le paysage français se traduisit également par l’apparition des premiers sex-shops, ce qui est plutôt révélateur du rapport des français au sexe et à la pornographie. Malgré l’existence de librairies libertines dès les années 30, le mot sex-shop n’a lui été utilisé qu’à partir des années 70. Dès 1973, l’obligation d’opacifier les vitrines (par arrêté préfectoral) obligea les propriétaires des lieux à se faire remarquer par des néons et enseignes lumineuses. Des cabines de visionnage apparurent dans ces lieux dédiés à la sexualité de sorte qu’en 1975, après la loi de taxation sur les œuvres pornographiques, les sex-shops diffusèrent les films n’ayant pas obtenu les visas d’exploitation [tous les films autorisés à la vente, avec comme restriction l’absence de scène de viol ou d’inceste et les déclinaisons de spécialité tel le sado-maso ou le scato ; de nombreux films sont multicritères, ainsi de nombreux films hétérosexuels incorporent des scènes homosexuelles mais uniquement féminine, les films transsexuels étant souvent catalogués comme films gay ou lesbien. Bien sûr, le fait de réaliser, posséder ou distribuer un film pédophile, nécrophile (sexualité avec des morts) ou zoophile (avec des animaux), constitue un délit pénal, pouvant aboutir à des peines de prison et d’amendes]. Les sex-shops devinrent alors des lieux de masturbation et des espaces à dimension communautaire par le biais de la diffusion de petites annonces en vue de rencontres sexuelles. La loi de 1975 institua ainsi le classement X (voté par la droite parlementaire alors que la gauche y était majoritairement opposée : une grande manifestation eut même lieu au Trocadéro et les partis de gauche annoncèrent qu’ils dénonceront cette "censure" à la prochaine alternance), classement attribué aux films interdits aux moins de dix-huit ans en France, considérés comme pornographiques (à différencier de la simple interdiction aux moins de 18 ans – pour les films mettant en scène des violences ou portant atteinte à la dignité humaine –, qui n’est pas assortie des mêmes contraintes légales, c’est-à-dire l’obligation de diffuser les films jugés pornos dans des salles spécialisées), et instaura une taxation spécifique (hausse de la TVA de 20% pour ces films pénalisant fortement les producteurs, suppression de tout droit au soutien automatique). Cette loi eut pour effet de ranger le cinéma pornographique dans une catégorie séparée, où la rentabilité était difficile à obtenir, n’incitant pas à une grande créativité et offrant des transpositions télécinéma médiocres, avec de la neige sur les vidéos (il y eut tout de même en contrepartie une taxe de 300 000 francs qui fut mise en place sur l’exploitation des films X étrangers, ce qui créa un protectionnisme de fait qui permit à la production française de vivre correctement pendant encore quelques années : 85% des films projetés en France étaient français). Ce fut la fin de "l’âge d’or de la pornographie" (la loi instituant le classement X relança en même temps le succès de la production des films érotiques de luxe : privée de l'accès aux films X marqués d'infamie, une partie du public se retourna vers le film de charme, Emmanuelle devint le symbole du cinéma érotique acceptable même si la version française à succès n'était pas complète puisque la longue scène d'amour entre Emmanuelle et Bee avait été coupée – elle est aujourd'hui généralement rétablie à la télévision) : de 200 salles en 1975, la loi du 31 octobre 1975 a fait chuter le nombre à 136 l’année suivante. En 1977, les salles X faisaient encore 8 millions d’entrées sur la France, soit 5% des entrées. Marc Dorcel, producteur et réalisateur français de cinéma pornographique créa sa société en 1979. Ayant commencé par des romans-photos érotiques, son premier film de fut Jolies petites garces en 1979. Plus de 4 000 cassettes de Jolies Petites Garces furent vendues en sex-shops. À 500 francs la cassette, les bénéfices étaient très importants. Le nombre de salles X tomba à 72 fin 1981, mais la part des films X était encore de 13% de la fréquentation de Paris intra-muros et 5% sur la France. Les plus gros succès du genre attirèrent environ 170 000 spectateurs, les deux réalisateurs dans le vent étant alors Burd Tranbaree (Les bas de soie noire, Initiation d’une femme mariée) et Gérard Kikoïne (Bourgeoise et pute), la ressortie d’Exhibition attirant encore 87 000 spectateurs en 1983. L’année suivante marqua une cassure. Les temps avaient changé : la peur du SIDA apparut et l’esprit libertaire des années 70 a progressivement laissé le champ à l’esprit libéral des années 80. Le développement des technologies de support comme les cassettes vidéo VHS permit l’accès au grand public des films pornographiques dans le cadre de la vie privée, en quittant le milieu restreint des cinémas X, la qualité des productions déclinant généralement pour répondre à une demande continuellement croissante (le libéralisme, la pilule, la psychanalyse lacanienne et les confessions radiophoniques de Ménie Grégoire – épouse de Roger Grégoire, conseiller d’état, son émission sur RTL a permis de vulgariser la psychanalyse et démythifier la sexualité – se donnèrent la main de telle sorte que l’érotisme aseptisé, ayant perdu sa charge subversive, pouvait s’afficher au grand jour et devenir marchandise à usage domestique). Le marché du X en salles s’effondra, comme l’illustre bien le plus gros succès de 1984 qui fera moins de la moitié de celui de 1983 (55 000 contre 134 000 entrées sur Paris). Même pour le film de charme (soft), la fréquentation s’est érodée : Emmanuelle 4 (1984) côté France et 9 semaines 1/2 (1985) côté États-Unis sont les derniers films érotiques à connaître un succès en salles. Le mouvement s’amplifia en 1985, lorsque Canal+ fut autorisé à diffuser un film X par mois (ce qui sauva la chaîne de la faillite), le premier étant Exhibition. Le film érotique soft se cantonnera quant à lui désormais à des productions télé calibrées pour les secondes parties de soirée, sur M6, la petite chaîne qui montait et grimpait. La création d’un journal du hard sur Anal+, la baisse du prix des cassettes (qui passèrent de plus de 150 euros en 1984 à moins de 15 euros quinze ans plus tard), la publicité faite par les chaînes de télévision aux stars du X et l’essor du DVD finirent par déculpabiliser les spectateurs. Le marché de la vidéo hard explosa et de véritables empires du sexe filmé furent créés (le suédois Private qui possède la plus grande collection de DVD pornographiques au monde, dont le classement thématique permet de cibler les différentes catégories de consommateurs, ou l’américain Vivid par exemple) profitant de l’essor de chaînes de télévision spécialisées (Play-boy TV aux États-Unis dès les années 80, XXL en France au milieu des années 90). Les films érotiques hard assurèrent plus de 75% des recettes de pay-per-view dans les hôtels et les cassettes X quittèrent les magasins spécialisés pour être vendues dans les kiosques à journaux traditionnels. Ce cinéma créa ses vedettes : les hommes restaient (Rocco Siffredi, Christophe Clark, Tom Byron, Roberto Malone), les femmes passaient (Traci Lords, Julia Chanel, Tabatha Cash, Laure Sinclair...). Côté cinéma, si les jeunes actrices n’hésitaient plus à se dévêtir pour accéder à la célébrité, l’érotisme des films des années 80 et 90 était moins naturel qu’avant, puisqu’on jouait davantage sur la suggestion (Sharon Stone dans Basic Instinct) et la sensualité (Exotica ou L’Amant), seul le cinéma espagnol donnant au nu un peu de chaleur avec des personnalités telles que Pedro Almodóvar (Attache-moi) ou Bigas Luna (Les vies de Loulou). En 1991, il n’y avait plus que 24 salles X sur tout le territoire français et, dix ans plus tard, une seule à Paris (Le Beberley - 75002). Si la sexualité française semble s’être décoincée chez les particuliers, les Dorcel père et fils sont en revanche plus amères sur l’évolution « des gouvernances » en matière de cul. En évoquant avec nostalgie « les affiches 4x3 mètres de pornos sur les Champs Elysées, qui restaient parfois un an à l’affiche, quelque chose d’impensable maintenant », ils ont pointé le paradoxe d’une société certes plus épanouie au lit, mais pas forcément débarrassée de certains tabous. L’exemple le plus frappant a été cette pique adressée au cinéma traditionnel où « les scènes de sexe non simulées sont quasiment toujours associées à un univers négatif, à la douleur, à la culpabilité », citant les films de Lars Von Trier, ou le fameux Baise-moi. « Rappelons que pour le Centre National de la Cinématographie, un film avec des scènes de sexe explicite qui pourrait être l’objet de masturbation doit être classé X ».
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7 septembre 2009 1 07 /09 /septembre /2009 19:45
Quelles que soient les traditions, le monde naît du divin ! Le hasard, s’il existe, part d’un dieu créateur et y ramène : souvent, celui-ci jaillit d’un œuf, forme parfaite symbole de l’unité génératrice et réservoir illimité des possibles. Le véritable commencement du monde s’identifie à l’acte qui transforme la matière primordiale en cosmos. La procédure suit trois modèles : le premier fait référence à la procréation, à la génération sexuée ; le deuxième met l’accent sur le savoir-faire artisanal ; le troisième fait appel à la thèse du pouvoir, créateur de la parole divine.
Les dieux créateurs des premiers âges donnent tous naissance à des monstres. Les récits fondateurs n’imaginent pas d’emblée un monde parfait, mais un Univers en gestation où les premières créatures, symboles des éléments naturels (l’eau, la terre, le feu, la sécheresse, le froid, etc.) sont des dragons immondes. Ces monstres, souvenir peut-être des gros lézards de la préhistoire (le serpent est l’une des figures les plus fréquentes, pouvant se déplacer sur terre comme sur l’eau et grimper, logeant également sous terre, donc en rapport avec toutes les grandes forces naturelles), se disputent et s’entredévorent sous le regard agacé de leurs géniteurs, eux-mêmes repoussants.
La vision des premiers âges est toujours violente : le choc des éléments est symbolisé par le combat des enfants des dieux créateurs. Ils se querellent tant et si bruyamment, que le père décide de s’en débarrasser (comme les humains avec le Déluge). Mais l’un des fils le tue : le meurtre familial est l’une des constantes des mythes fondateurs, pour que puissent commencer, après le temps des monstres, l’organisation du monde et l’âge des humains ! En tuant le père, propriétaire exclusif du harem, le fils permet aux membres de la tribu de se partager les femmes et assurer ainsi leur descendance. Après le meurtre, acte fondateur par excellence, le père devient totem et donc tabou : nul ne peut le toucher ! Ainsi naît la loi, à travers un événement traumatique, fondateur du mythe.
Violence sans fin ? Non, nouvelle étape. Si un fils peut supprimer un dieu créateur, c’est qu’il jouit d’une qualité nouvelle, indispensable à l’organisation du monde : l’intelligence ! Le fils criminel est ainsi le plus « sage », et le plus « capable ». Libérés des forces brutes, les dieux « sapiens » peuvent organiser le ciel et la terre et préparer la venue de l’humain. Ces conceptions véhiculent l’idée que le créateur et sa création partagent la même essence ! La création de l’humain est donc la marque de la naissance des dieux ! Cette dernière se fonde sur la division qui seule peut permettre l’établissement d’un ordre stable et définitif à partir d’un désordre qui confine à l’informe. Le monde naît ainsi de la tension entre l’unité et la division : sa mise en ordre peut soit aboutir à l’établissement d’un pouvoir qui se perpétue à l’aide de la violence et de la persuasion, soit elle est sans cesse remise en cause par un mouvement qui va de l’un au multiple et vice-versa. Souvent, les premières divinités naissant du chaos sont le résultat d’une reproduction non sexuée. Par la suite, lors du premier rapport sexuel créateur d’autres divinités, une forte proximité se crée : cette étreinte est beaucoup trop rapprochée, empêchant la venue au jour des enfants et arrêtant ainsi le processus de division en cours. Pour que ce processus reparte, il faut que le fils rompe l’union parentale par un acte d’une extrême violence, la castration du père, qui permettra l’établissement d’une bonne distance entre dieux et déesses : le masculin et le féminin sont alors bien définis ! Mais la distance instaurée risque de déclencher une réaction inverse (comme souvent, d’un extrême à l’autre), une séparation trop grande : lorsque le masculin et le féminin sont séparés, leur union devient en effet problématique. Un nouveau type de proximité entre les êtres est alors établi : au sexe vécu dans la violence va ainsi succéder l’Amour né de la persuasion ! Avec la castration, la sexualité n’est pas abolie (risquant alors d’entraîner la disparition de l’humanité), elle change d’allure ! Ce n’est plus la peur (souvent les hommes, ou les femmes, étaient échangés pour créer des réseaux d’alliance), mais le désir qui rapproche les sexes. De surcroît, dans le jeu du désir, les deux partenaires tiendront dans la relation amoureuse un rôle qui relèvera de leur initiative.

Dans un système fondé sur la concentration, la ville est un noyau humanisé, un paysage artificiel. Une ville est un lieu où les habitants se considèrent comme des citadins. Derrière la boutade, il y a une réalité. De grosses agglomérations paysannes ne sont pas des villes : une cité est caractérisée par la diversité sociale de ses habitants. Ces citadins, comme ceux qui, autour de la ville, assurent sa subsistance, instaurent entre eux des relations d’un type nouveau : la cité est la tête et le centre d’un nouveau système social. Le monde « civilisé » (en terme étymologique) ne peut fonctionner sans ces cités : la ville est un centre de relations et de décisions où se rencontrent les humains, où s’échangent les marchandises et où se diffusent les idées. C’est donc un système d’habitat particulier, concentré, qui permet à une société complexe de résoudre des problèmes spécifiques qui ne peuvent être réglés à l’échelon individuel ou familial. Les relations de dépendance personnelle apparaissent comme antérieures à l’état et jouent un rôle fondamental dans son émergence. Il y a une différence colossale entre un citadin-citoyen et un parent (dans le cadre d’une chefferie lignagère) : la relation seigneur-citoyen est une relation totale, non partagée. Les parents sont des partenaires, avec des droits et des devoirs réciproques, tandis que dans le cas du citoyen, tout est dans la main du seigneur.
La ville, avant d’être une forme d’habitat spécifique, est un lieu où se tissent entre les gens des relations particulières, directement liées à l’ampleur de la population qui y habite. Le corps social étant très vaste, des relations de voisinage s’ajoutent à celles, traditionnelles, de parenté et d’alliance (qui d’ailleurs se schématisent), et une part d’anonymat s’installe donc entre les gens. Surtout, l’ampleur de la population entraîne sa hiérarchisation, car l’appareil qui contrôle la société doit s’adapter à la nécessité de gérer des effectifs accrus. Une élite héréditaire s’est dégagée peu à peu de la masse, au point de constituer un groupe relativement à part, dominé par un personnage plus important que les autres, et que l’on appelle le seigneur.

Le temple, tel qu’on le connaît en Mésopotamie à l’époque historique, n’émerge qu’à Eridu (puis Uruk) dans le courant du -Vè millénaire. Il y eut certes des lieux de culte auparavant, mais, sous sa forme construite, le temple apparaît comme un phénomène strictement lié à la cité. En effet, Enki, le dieu d’Eridu, aurait apporté la civilisation à Sumer par le biais d’Adapa/Adamu : il servait fidèlement son dieu, qui l'avait créé pour qu'il soit capable de faire de nombreuses choses pour son plus grand plaisir et c’est lui qui introduisit les arts de la civilisation dans cette ville. Adapa est souvent désigné comme conseiller auprès de la mythique première royauté (« Après que la royauté fut descendue du ciel, Alulim devint roi, et il régna pendant 28 800 ans » : premier roi d’Eridu et premier roi de Sumer, il fut le premier roi du monde). En plus de ses fonctions de conseil, il a servi comme grand prêtre et exorciste, et après sa mort il prit sa place parmi les Sept Sages [apkallu : lié au chien, vient du sumérien Abgal (Ab = eau, Gal = grand homme)], bien qu’il brisa les ailes de Ninlil le Vent du Sud, qui avait renversé son bateau de pêche.

Au même moment, de vastes bâtiments émergent, parfois ornés de manière recherchée : l’art est devenu propagande, aux seules fins de pouvoir, non plus accessible au commun des mortels. A cette époque apparaissent définitivement des représentations humaines « enfin » réalistes : la révolution urbaine est une révolution humaniste en ce sens que l’humain, enfin reconnaissable (alors que la femme et son principe naturel reproducteur l’est plus ou moins depuis les Vénus préhistoriques de -35 000 environ, en Europe), s’assure dans le monde des représentations figurées la place éminente qu’il ne quittera plus et qu’aucune figurine néolithique n’avait occupée à ce degré. Sur ce point aussi cette époque marque une rupture. L’anthropomorphisme des représentations figurées permet l’avancée notable des conceptions religieuses. La charnière du -IVè au -IIIè millénaire est l’époque où s’élaborent les premières esquisses théologiques et où sont définies les premières figures divines.
L’enracinement religieux de la reproduction des rapports sociaux ne concerne pas seulement les sociétés les plus simples, relativement peu différenciées. Il est encore plus fortement impliqué dans l’émergence de hiérarchies d’ordres ou de classes sociales. Différents degrés de stratification ont été observés, allant vers une séparation croissante des fonctions politico-religieuses. Le clan le plus noble tire sa position de la divinisation de son ancêtre.

Après le règne d’Alalgar qui dura 36 000 ans, la royauté passa à Bad-Tibira, le « mur des travailleurs du cuivre ». Le troisième roi fut Dumuzi, l’aïeul auquel tous les rois se réfèreront par la suite.
Le pouvoir a longtemps été considéré comme devant être consacré par les puissances divines pour affirmer sa légitimité. Cette reconnaissance se faisait par l’intermédiaire de mariages sacrés (hiérogamies) où, en s’accouplant avec l’énergie de la déesse-mère et tutélaire (les deux regroupées dans Inanna/Ishtar), le roi devient son amant et accède de la sorte au statut de fils et de parèdre (alter ego). À travers cet inceste symbolique, c’est la fécondité du royaume et la fertilité de son sol qui sont recherchées (fécondité qui représente le premier devoir du souverain). Il s’agissait ainsi, par la mise en scène du désir et de l’amour consommé, d’assurer la fécondation des matrices par l’ « eau du cœur » (le sperme) en répétant les ardentes noces de la déesse Inanna et de l’antique roi berger Dumuzi. Les chants sacerdotaux sont d’ailleurs explicites. Soulevée de passion, Inanna chante : « Quant à moi, à ma vulve, à mon tertre rebondi, Moi, jouvencelle, qui me labourera ? Ma vulve, ce terrain humide que je suis, Moi, reine, qui y mettra ses bœufs de labour ? ». À quoi on lui répond : « Ô Inanna, c’est le roi qui te labourera, C’est Dumuzi qui te labourera ! ». Et la déesse d’exulter : « Laboure-moi donc la vulve, ô homme de mon cœur ! ». C’est l’expression de ce désir et l’union qui en résultait que le roi réel devait répéter pour son propre compte avec une prêtresse d’Inanna qui en jouait le rôle et en qui la déesse était incarnée pour la circonstance (dans certaines cultures, si la déesse est un animal, le roi doit donc s’accoupler avec elle dans un acte de zoophilie sacré). Fondamentalement, le but de ces unions n’était pas tant d’assurer la fertilité des terres et l’abondance des récoltes (autant que la reproduction animale et humaine), que de ratifier la souveraineté du roi.

Dumuzi le berger devint le nom d’un dieu de la fertilité et de la végétation qui, en tant que tel, mourait et ressuscitait, invitant l’ensemble de la nature à suive le cycle des saisons. Un récit mythologique l'oppose d'ailleurs à Enkimdu, dieu de l'irrigation et de l'agriculture (fils d'Enki le dieu de la sagesse, identifié avec Enbilulu, « l'inspecteur des canaux ») auquel il dispute les faveurs de la déesse Inanna.
Bien que la déesse lui préférait l’agriculteur, aux vêtements moins rugueux, l’hésitation initiale de la déesse en ce qui concerne la personnalité de son futur époux, berger ou fermier, aboutit au choix du berger comme amant (comme dans Caïn et Abel), et ainsi comme roi de la communauté humaine. Ce choix fait écho à la présence de groupes humains aux modes de vie différents et à la légitimation, à un moment donné, de la montée sur le trône du représentant des bergers (Enkimdu s’inclina, acceptant que Dumuzi fasse brouter son troupeau de chèvres sur ses propres terres), reflet dès cette époque reculée d’une métaphore assimilant troupeau et communauté humaine, métaphore qui restera attachée à la personnalité royale et, plus loin, aux guides des Peuples, fussent-ils religieux. Ce passage illustre l’importance du rôle divin dans la légitimation des pouvoirs.
Élu du cœur de la déesse, Dumuzi l’épousa, épisode heureux qui servit de fondement au rite de la hiérogamie, dans lequel le roi jouait le rôle de l’époux d’Inanna en lieu et place de son ancêtre héroïque Dumuzi. Ce rituel garantissait symboliquement la fertilité de la terre et du bétail, mais désignait aussi Inanna comme source du pouvoir royale. Toute la mythologie sumérienne insiste sur la fécondité des femmes et des vaches, sur le lait qui sort des seins et des déesses-mères, sur la crème riche qui nourrira les humains (c'est encore sa « crème » et son beau « lait jaune » que le berger Dumuzi propose à Inanna lorsqu'il lui fait la cour ; ambivalence de cette substance, éminemment masculine mais présentée comme un produit féminin parce qu'il est celui des brebis).

Inanna, souveraine du « Grand Royaume d’En Haut », décide de descendre aux Enfers pour supplanter sa sœur aînée Ereshkigal, souveraine du Monde Inférieur. Elle s’apprête et revêt ses sept parures, symboles de ses pouvoirs. Mais pour accéder au royaume des Morts, elle doit franchir sept portes et, chaque fois, y déposer un de ses atours en paiement de son passage. Finalement, elle se présente nue devant sa sœur et s’installe sur son trône. Sur ordre d’Ereshkigal, elle est aussitôt condamnée à mort et les Sept Juges des Enfers (Anunnaki) la tuent. Le cadavre d’Inanna est suspendu à un clou. La disparition d'Ishtar provoque un arrêt de la fécondité sur terre. La servante d’Inanna, sans nouvelles, va chercher du secours auprès d’Enki. Celui-ci, ne supportant pas que sa sœur soit ainsi traitée, façonne deux créatures capables d’accéder sans difficulté au royaume des Morts. Ces messagers asexués raniment Inanna avec le « breuvage de vie » donné par un kalaturru (kalû/keleb signifie « chien », mais aussi esclave ou serviteur ; chienne signifie « inverti – homosexuel – sacré » : ces musiciens imberbes avec chapeau étaient des lamentateurs kalû ; il n’existait pas d’équivalent féminin pour les lamentateurs kalû, bien qu’au -IIIè millénaire ce métier ait pu également être exercé par des femmes) et la « nourriture de vie » donnée par un kurgarru ( catalogué parmi les chanteuses, ils avaient leur place fixe dans les temples, et sont à identifier avec des figurants qui dansaient, chantaient ou jouaient lors de cérémonies cultuelles). Obéissant à la loi qui dit que quiconque pénètre en Enfer ne peut revenir sur Terre, les Anunnaki ne la laissent pas partir. Inanna doit fournir un remplaçant. Elle revient sur terre accompagnée de démons et après diverses recherches, elle trouve Dumuzi confortablement installé sur le trône de la cité et ne pouvant contenir sa colère, elle le fait envoyer au royaume des Morts. Geshtinanna, déesse du Vin et sœur de Dumuzi, propose de prendre sa place. C’est ainsi que Dumuzi et Geshtinanna passent, alternativement, la moitié de l’année au royaume des Morts (sous un autre de ses aspects, que l'on retrouve notamment dans le Mythe d'Adapa, Dumuzi est l'un des deux gardiens du palais céleste d'Anu, avec Ningishzida). Le retour de Dumuzi sur terre est vu comme le début du renouveau de la nature (Dumuzi avait donné son nom au sixième mois de l'année à Lagash sous les Dynasties archaïques, le calendrier mésopotamien des époques postérieures comprend un mois nommé Dumuzi/Tammuz, le quatrième). Cela est notamment marqué dans les rituels mésopotamiens par le mariage sacré (hiérogamie), dans lequel les rois sumériens interprétant Dumuzi s'unissaient rituellement à la déesse Inanna, pour marquer le retour du printemps. Il dispose d’ailleurs de son sanctuaire dans celui de sa parèdre Inanna à Uruk.
Sargon d’Akkad (-XXIVè siècle), qui fut d’abord soumis au roi de Kish, s’est lui aussi placé sous le patronage d’Inanna, introduisant son culte dans sa nouvelle capitale. En effet, il doit son ascension politique à la déesse qui, s’étant éprise de lui, lui a toujours accordé son aide. Inanna, choisissant de s’établir à Akkad, y bâtissant son temple, attire toutes sortes de prospérité sur la ville grâce à la prostitution « sacrée ». Au -XXIè siècle, les souverains d’Ur, dont la dynastie est originaire d’Uruk, reprennent la thématique du roi aimé et même amant de la déesse.
Il est à noter que la puissance féminine d’Inanna gouverne dans un même temps, dans une sexualité souvent désordonnée et dépassant les cadres moraux et légaux des humains, les forces naturelles qui assurent la fertilité de la terre et l’esprit guerrier qui en garantit l’intégrité (le sol de la province, du royaume, étant lui-même compris comme le corps de la Mère). Ainsi, au-delà de garantir la prospérité du territoire, les rois (« suprêmes) »doivent aussi le gouverner avec sagesse et mesure, devant donc être capable de discernement, d’ordre spirituel.

Le mariage est le symbole de la réunion des extrêmes, ou couple d’opposés, qui dès lors se complètent et accèdent ainsi à une unité plus haute, comme un tout qui signifie plus que la simple somme de ses parties. Ainsi, le mariage sacré symbolisait l’union créatrice du Ciel et de la Terre, du dieu de l’élément masculin (le roi) et de la déesse de l’élément féminin (Inanna).
Le mariage et l’union sexuelle sacré symbolise donc l’union des éléments originels, qui forment alors un être androgyne, accédant de ce fait à une unité plus haute, primordiale. La dualité originelle du soleil et de la lune, de Mars le guerrier et de Vénus l’aimante, se résout alors dans l’union de la force et de la sagesse.
L’être androgyne représente la totalité de l’âme et de l’être humain : la tension entre les deux pôles n’a pas toujours revêtu une signification sexuelle, elle peut même être interprétée selon d’autres couples d’opposés dont les images sexuelles ne sont que les signifiants. L’androgyne représente en fait l’union des contraires en une unité autonome et parfaite, le retour à l’unité originelle (celle de l’œuf, d’avant le chaos), à la totalité du monde maternel et paternel dans sa perfection divine, où se dissolvent toutes les oppositions.
C’est de cette façon qu’on pouvait garantir la fertilité et l’ordre cosmique pour l’année à venir (cette union se faisait lors de la fête qui marquait le début de l’an nouveau).
Par le mariage, la femme est pour l’homme le seul moyen d’avoir des enfants et d’assurer ainsi une certaine forme d’immortalité. Mais pour nourrir sa famille, l’homme doit travailler la terre et récolter des céréales. L’espèce humaine peut donc se perpétuer, mais à la condition d’établir entre les hommes et les femmes des relations génératrices de maux associés à la mort et au travail. La lutte contre la mort exige que la femme souffre en enfantant, tandis que l’homme perd sa vie en travaillant. À travers les mythes s’expriment aussi ce que ne peut connaître l’expérience humaine, le royaume des morts. Avec la partition annuelle du séjour d’une divinité (souvent féminine) en Enfer, on assiste alors à un compromis, organisant la relation entre le monde d’en-haut et celui d’en-bas, dans le souci de respecter à la fois l’intérêt des récoltes qui naissent de la terre et celui des morts qui y sont enterrés. Le cycle végétatif (pendant l’hiver, les graines sont sous la terre, invisibles et comme mortes ; au printemps, des tiges commencent à sortir, puis les plantes se forment et poussent avant d’être récoltées) associé à la vie humaine peut également alors faire naître l’espoir d’une survie de l’âme humaine, telle une graine (sachant que les humains vivent sur la terre en dérobant le grain dans le sol) : la vie ne se termine pas avec la mort, elle se poursuit à travers elle !
Finalement, le roi se mariant à Inanna se sacrifie pour, après avoir toute sa vie fait exécuter les ordres venus d’en-haut, être condamné au séjour éternel aux Enfers afin que la déesse puisse continuer à prodiguer l’Amour (mais aussi la guerre) ! Explication bien « humaine » qui cache le mystère de la mort rituelle du roi pour assurer la fertilité universelle. En fait, Inanna regroupe différents aspects de la Grande Mère et de Lilith. Elle est la femme d'action présente chez l'homme qui a du mal à s'affirmer et s'attache surtout à des femmes qui le dominent. Elle est également la femme de la sublimation, celle qui apporte à l’homme à la fois vie, et mort ; elle est alors synonyme d'initiation et de destruction. Elle représente certains désirs, certaines attentes, arrangées dans un système de relation érotique.

Il faudra attendre le courant du -IIIè millénaire et l’apparition des premières dynasties pour entrer dans une ère nouvelle, celle de l’état fondé sur un pouvoir héréditaire, quand les textes transmettront des lignées de « rois ».
Les dieux apportent alors la civilisation, débarrassent l’humain des êtres monstrueux, fauves/rapaces et serpents, et mettent à sa disposition les animaux dont il peut se nourrir grâce à la chasse ou l’élevage, autant qu’ils enseignent la culture des végétaux. Avec tous ces changements, on cherche un monde ouvert, à ordonner ! Et l’on commence par le plus simple : la communauté élémentaire, la famille, le clan, puis la cité. Ces entités assurent leur identité grâce à la généalogie que racontent les récits fondateurs : sont ainsi fondés l’origine, le rattachement à un territoire, la parenté, les liens d’amitié comme les rapports de haine ! Les sociétés polythéistes s’ordonnent et se limitent grâce aux mythes, qui les aident aussi à se problématiser. Essentiels sont les mythes de succession, qui, à travers l’ordre des dieux, nous amènent à l’ordre du monde.
En-men-dur-ana de Sippar (ou également Enmeduranki) fut le septième et avant-dernier roi du pays de Sumer prédynastique. Son nom signifie « chef de la compétence de Dur-an-ki », qui signifie « le lieu de rencontre du ciel et de terre ». La ville de Sippar était associé avec le culte du dieu-soleil Utu, appelée plus tard Shamash dans la langue sémitique. Un mythe écrit dans une langue sémitique raconte qu’il fut emporté au ciel par les dieux Shamash et Adad, qui lui ont enseigné les secrets du ciel et de terre. En-men-dur-ana est extrêmement important pour les Sumériens : il a été l'ancêtre de tous les prêtres qui ont dû être en mesure de retracer l'ascendance généalogique. Il est parfois lié au patriarche biblique Énoch : fils de Yared (lignée de Seth), il initia le décompte des temps. Arrière-grand-père de Noé, il est le septième des patriarches de la lignée dont Adam est le premier et Noé le dixième. Il est réputé pour être à la fois le père de l’écriture, de l’astronomie et de la maîtrise du fer.

Ngushur fut le premier roi de Sumer après le Déluge, effectuant la mise en place de la première dynastie de Kish. Il marque donc le début de la période Dynastie archaïque II de Sumer, ce qui correspond à peu près au début de l’Âge de Bronze II, soit vers -2 900.
Kalibum de Kish fut le septième roi sumérien dans la première dynastie de Kish vers -2800. Ce nom est dérivé de l’akkadien « chien ».
Etana fut roi de Kish, « le pasteur, qui est monté au Ciel et a mis de l'ordre dans tous les pays ». Au -IIIè millénaire, dans toute l’antiquité, on bascule vers un roi dynastique. Etana vole le secret de la fertilité, institutionnalisant la masculinisation de la reproduction. Le développement du pouvoir royal semble s’accompagner d’un abandon progressif des anciens rites de fertilité, au profit d’un nouveau culte rendu à la puissance physique (les représentations de la femme sont désormais quasi inexistantes). Succèdent alors aux grandes stèles anthropomorphe celles du guerrier : une forme d’organisation (aberrante pour les Anciens) va se fonder, une personnalité armée, avec ses tendances agressives, imposant ses aspirations à l’ensemble de la communauté. Le mythe de la force, stérile, ennemi même de la vie, allait s’imposer. La structure sociale devient alors patriarcale, patrilinéaire et la psyché est guerrière. Chaque dieu est également un guerrier. Les déesses féminines sont les jeunes mariées, les épouses ou jeunes filles sans pouvoir et sans créativité, à part Inanna/Ishtar.

Le mythe d’Etana est une légende sumérienne ayant pour personnage principal Etana, le roi de Kish, qui tente désespérément d’obtenir un fils pour lui succéder.
Le récit commence par l’histoire d’un serpent et d’un aigle, liés d’amitié avant que le second ne mange les enfants du premier. Celui-ci va chercher conseil auprès d’Utu, le dieu-soleil, qui lui dit de piéger l’aigle en se cachant dans le cadavre d’un bœuf, et d’attendre que le volatile s’approche, pour le capturer. C’est ce que le serpent fait, avant de jeter l’aigle dans un trou après l’avoir molesté pour l’empêcher de s’envoler, et il dépérit. C’est alors qu’entre en scène Etana, le roi de Kish. Celui-ci désire ardemment un fils. Pour cela, il fait une demande à Utu, qui est aussi prié par l’aigle de lui venir en aide. Faisant d’une pierre deux coups, il dit à Etana que la solution serait d’obtenir une « plante d’enfantement », qui se trouve au Ciel, là où résident les dieux. Pour se rendre dans ce lieu inaccessible aux mortels, le dieu lui conseille de sortir l’aigle du trou, de le soigner, et qu’alors celui-ci l’aiderait à la trouver. Dans un premier temps, l’aigle ne veut pas l’aider. Il ne cède qu’après qu’Etana l’ait longuement imploré. Etana s’envole donc vers le Ciel sur le dos de l’aigle.
Finalement, Etana trouve dans le Ciel la déesse de la féminité (Inanna) à qui il demande le don de la fertilité (« plante d'enfantement »). Celle-ci accepte. Avec le don de la fertilité Etana s'assure le pouvoir de la succession : la Liste royale sumérienne indique qu’Etana a eu un fils comme successeur, Balih (également nom d’un affluent de la rive gauche de l’Euphrate, cours d’eau peu considérable avec maigre débit). Etana devient le premier roi dynastique de l'histoire. Ce mythe exprime la version masculine du culte dédié à la féminité, il marque l’affirmation de la supériorité du pouvoir masculin (et la reconnaissance de son rôle dans la reproduction), même si le matriarcat en tant que tel n’a jamais existé (nulle part). Les déesses-mères agricoles deviennent alors des dieux-rois métalliques (cuivre et bronze) représentés par des statuettes à tête d’aigle.

Ces légendes apparaissent bien tard dans les palais de Mésopotamie, puisque le Mythe d’Etana apparaît à la fin du -IIè millénaire, 600 ans après que la civilisation d’Aratta les ait dessinées.
La pensée humaine, sa vision du beau et du terrible, sa quête d’une organisation sociale, son exploration chaotique d’un principe supérieur, tout cela a pris forme quelques siècles avant Sumer, 1000 km plus au sud, à Jiroft, en Iran, véritable paradis oriental. Cette région qu’on croyait habitée à cette époque par des nomades était en réalité le cœur d’une civilisation prodigieusement avancée. Elle abritait une population dense et hiérarchisée au cœur d’une chaîne montagneuse avec désert, à mi-chemin entre Mésopotamie et Indus, en face d’Ormuz en Arabie Saoudite, non loin de la route de l’opium venu d’Afghanistan.
Aratta avait un art plus élaboré qu’en Mésopotamie. L’artisanat étant au cœur des échanges de cette civilisation, de par son talent exceptionnel dans la gravure des sceaux (créativité et originalité), ses produits voyageaient avec les idées qui y sont rattachées. Ainsi, quatre des plus anciennes légendes sumériennes parlent d’Aratta dont les Sumériens enviaient la puissance et la richesse (pierres dans un périmètre de 100 km autour du site, puis stockées dans le palais). La région, plus riche que fertile, ne dispose pas de matières premières : du limon, du bitume, des roseaux, rien d’autre. Ce peuple mésopotamien doit donc circuler, commercer, voyager (aussi bien aux Indes qu’aux marches de l’Europe), et il suppléé ses carences naturelles par des trouvailles techniques et intellectuelles. Les Sumériens, venus peut -être par la mer du golfe Arabo-persique, semblent avoir coupé les ponts avec leur patrie d’origine. Les Sémites en revanche s’enracinent dans un puissant arrière-monde, remontant jusqu’à la Syrie. Plus dynamiques, plus nombreux, constamment alimentés de sang frais, même s’ils semblent avoir été moins inventifs, ils « décollent » grâce à leur contact avec les Sumériens. Réciproquement, les Sumériens profitent de l’extraordinaire vitalité des Sémites. Il faut aussi compter sur d’autres Peuples, déjà présents sur les lieux, qui nous ont légué de nombreux noms propres tels que Lagash, Uruk, Ur. Nous sommes donc en présence d’une civilisation dynamique, composite. Le choc de l’écriture va la précipiter (dans le sens chimique du terme) dans un double mouvement : l’organisation d’une mythologie et celle, complémentaire, d’un certain esprit « scientifique », les deux se liant.

Des vases décrivent l’affrontement entre l’homme-lion et l’homme-scorpion. L’humain de Jiroft se cherche. Il teste ses forces et ses peurs. Sera-t-il le lion ou le scorpion, le dominé ou le dominant ? Il existe en effet une hiérarchie des puissances surnaturelles au sommet de laquelle se place l’homme-lion, seul capable de dominer le mal incarné par l’homme-scorpion (l’orgueil contre la reptation – le fait de « ramper »).
Le danger pour l’homme vient du scorpion et du serpent, de la panthère aussi, mais à un moindre degré (elle se renverse sans façon devant l’humain porteur d’une parure protectrice et devient même son allié contre le serpent, aux côtés de l’aigle). Ainsi, les forces, bonnes, mauvaises ou neutres, sont clairement identifiées.
Le dieu scorpion protège la montagne sacré ! L'image de la montagne traduit l'union du Ciel et de la Terre, autant qu'elle évoque le sexe féminin de la terre dans laquelle un pénis divin peut s'enfoncer : c'est le lieu de conjonction, union sexuelle où le Ciel « verse la semence » dans le sein de la Terre comparée à une « vache féconde qui donne naissance aux plantes de vie ». D’ailleurs Ishhara (Inanna/Ishtar prend ce nom en tant que déesse présidant aux accouplements) a pour symbole un scorpion. Le signe du Scorpion est lié à l’élément classique de l’eau (symbole de fertilité) et son opposé polaire est le Taureau. L’axe Taureau-Scorpion est d’ailleurs l'axe de la pulsion : le Taureau se définit par « La vie est sur Terre. Je crée et je possède », par opposition à la phrase du Scorpion « La vie passe par la mort. Je détruis pour transcender ».
Les fauves et les rapaces font allusion au pouvoir destructeur de la divinité, de telle sorte que l’association fréquente des uns et des autres dans des scènes conflictuelles évoque la mort qui s’abat sur les humains. Ici, dans une conception cyclique du temps, la mort est toujours annonciatrice d’un renouveau. Le héros dompteur de fauves (ou « Maître des animaux ») représente la royauté maîtrisant les forces délétères (nuisible, dangereuses pour la santé, qui peuvent causer la mort), une des fonctions royales étant en effet de garantir l’ordre sous toutes ses formes.
Le « Maître des animaux » (silhouette humaine dont la tête est sommée de cornes de capridés, le corps ocellé – avec des taches rondes, comme sur le pelage, le plumage, de certains animaux – et les mains pourvues de trois doigts), fait d’ailleurs suite à la « Maîtresse des animaux », la Grande Mère.
Cet homme, protégé par des parures (ou bracelets, colliers, bandeaux), maîtrise des serpents ou renverse des panthères ; un lion (pouvoir masculin) se bat contre de longs serpents (pouvoir féminin) qui cherchent à l’étouffer dans leurs anneaux, mais il n’offre en revanche qu’une résistance assez molle au « Maître des animaux » paré qui le soulève de terre et le renverse d’un doigt indifférent.
À une époque qui précède celle de la structuration des villes et de l’écriture, ce personnage se distingue des autres. Certaines de ses parures ou de ses attitudes le relient au monde animal. On peut le mettre en rapport avec l’apparition d’une hiérarchie dans le cadre d’actes qui ne relèvent pas de la sphère quotidienne : ce personnage est ainsi la représentativité d’une autorité supra-humaine (ancêtre héroïque, esprit voire dieu).

En complément, les œuvres d’Aratta décrivent jusqu’à l’obsession les enlacements des serpents qui s’enroulent et se dévorent dans des entrelacs interminables (le serpent – animal du chaos originel, opposé en tout, jour/nuit, bien/mal, vie/mort, féminin/masculin – est le fondateur du monde terrestre, lorsqu’il pondit l’œuf primordial).
Le monde naît du divin. Un dieu créateur sort de l’œuf, forme parfaite et réservoir illimité des possibles. Les dieux créateurs des premiers âges donnent naissance à des monstres, symboles des éléments naturels (eau, terre, feu, sécheresse, froid, etc.). Ces monstres se disputent et s’entredévorent sous le regard agacé de leurs géniteurs, eux-mêmes repoussants. Le serpent est l’une des figures les plus fréquentes : à Sumer, c’est une femme qui est à l’origine du monde, femelle reptilienne et sauvage, Tiamat. Être gigantesque et destructeur, elle est le symbole de la prolifération encore désordonnée de l’énergie vitale, sexuelle.
Le serpent a le même signe qui désigne la vie constamment renouvelée (ouroboros : le serpent se mord la queue, ce qui donnera plus tard le nœud gordien, l’infini grec), il symbolise la société en cela que la femme est seule capable de relier le masculin au féminin (acte sexuel) et de produire soi du même (bébé féminin) soi du différent (bébé masculin).
Le serpent, le féminin, ne s’oppose pas au masculin, il contient et réunit les deux aspects récepteur et émetteur.
La femme, symbole du renouvellement, est aussi celle qui dispense les soins. Les idéogrammes MI (femme) et NIN (féminin) sont abondamment employés dans les textes concernant les soins de l’âme et du corps où interviennent la miséricorde, la pitié, la tendresse du cœur, le secret. L’antériorité, la préséance du féminin éternel est indiquée par un sexe féminin voilé, prononcé NIN. Ce n’est pas une personne, c’est une énergie, une réalité profonde, symbolisée par des figures féminines dont la beauté est perçue comme une présence du divin créant l’amour dans l’humain, éveillant en lui le désir de la pénétration métaphysique. Dès la plus ancienne époque sumérienne, même les noms des divinités masculines sont précédés par l’idéogramme NIN, qui signifie Féminin. Une des fonctions essentielles du Féminin est de soigner. Selon les Sumériens, la maladie est un moyen salutaire pour inciter l’humain à se transcender dans une quête d’immortalité toujours renouvelée. La femme, symbole de ce renouvellement, est celle qui dispense les soins. Thérapeute et prêtresse, elle agit afin d’aider son patient à trouver la Vie (c’est-à-dire la santé) à travers les épreuves (crises curatives), qui préparent à des renaissances.

Après le retour d’Etana sur la terre ferme, avant qu’il n’ait un fils, voici la suite de l’histoire, manquante sur les tablettes mais présente sur les vases de Jiroft. L’humain étatique (en somme le personnage, Etana, justificateur de la religion, donc du roi), s’épuise à combattre le serpent, tentateur de la connaissance du bien (et forcément du recto de la médaille, du mal – mais qui peut être le « bien » perçu par les humains de la servitude volontaire, celle du monde civilisé). L’aigle et la panthère sont les « preux » qui, à ses côtés, étouffent la bête immonde (du véritable bien, celui de la société d’avant où on respectait les femmes comme donneuses de vie et gardiennes de savoirs). Et, pourtant, l’immonde est un monde envoûtant. L’artiste est habité par ses anneaux luisants. Le serpent est à la base du décor, incrusté de bleu et de feu : s’il est le « mal », il est aussi la beauté. Au poignet des Persanes et des Mésopotamiennes d’aujourd’hui scintille toujours sa tentation en bracelets graciles.
Dans une société sédentaire bien alimentée, qui fait plus d’enfants, qui meurent moins souvent, on ne peut avoir les mêmes attitudes face à la sexualité qu’une société nomade à faible natalité (puberté et sevrage plus tardifs) et fort taux de décès périnatal.

L’aigle est le roi des oiseaux, qui descend du ciel pour s’abattre sur la terre. Il est symbole de puissance et de combattivité, mais aussi d’âme qui s’envole vers le ciel rejoindre les dieux.
Animal capable de regarder le soleil sans ciller des yeux et d’évoluer dans le ciel inaccessible aux humains, tueur de serpent, l’aigle est le symbole masculin de la victoire de la lumière sur les forces obscures, c’est pourquoi il est souvent représenté tenant dans son bec un serpent, symbole féminin. Il représente finalement la puissante vertu de la justice.
Pour certains, une première période de la royauté aurait vu l’existence de centres urbains dominés par des divinités féminines, dont les rois, des « en », auraient été les princes consorts. Par la suite, les états du -IIIè millénaire possédant presque tous une double capitale (Girsu et Lagash, Umma et Zabalam, Nippur et Tumal), la capitale religieuse aurait été la plus ancienne, celle qui avait une déesse à sa tête, doublée d’un époux humain, l’« en » de la cité. Pour des raisons militaires, les capitales politiques se seraient développées en miroir avec un dieu masculin à leur tête, un « ensik » (statut du roi, vicaire, par rapport au propriétaire divin de sa cité). Cette situation expliquerait qu’à terme, le roi de l’époque Dynastique archaïque finale ait pu être tout à la fois époux de la déesse (« en »), vicaire d’un dieu masculin (« ensik ») ou encore homme fort de l’état (« lugal »).
Les rois reçoivent du plus puissant des dieux le sceptre (crosse de berger) et le fléau (flagellum du bouvier ?), ou une couronne (forme très particulière et adéquat du couvre-chef, placée sur la tête elle domine le corps humain – donc la matière – et participe du ciel vers lequel elle s’élève, établissant un pont entre l’humain et l’azur).
Les rois d’Uruk, comme les héros d’épopées, revendiquent des liens très forts avec Inanna et voient volontiers en elle la source de leur pouvoir. Il en va de même des souverains de Kish, dans la partie nord de la plaine, autre centre du culte de la déesse et première dynastie d’après Déluge, lieu de naissance d’Etana. Ainsi, Eannatum de Lagash (vers -2 450), lorsqu’il prend le titre de roi de Kish, explique : « Inanna, parce qu’elle aimait Eannatum, gouverneur de Lagash, lui a donné de gouverner Lagash et d’être roi à Kish ».

Finalement, le choix d’un roi procédait du dieu tutélaire de la cité, par élection ou par naissance. Toutefois, le dieu Enlil lui-même conférait également la royauté, tandis que l’amour de la grande déesse Inanna pour le roi est également censé confier et légitimer le pouvoir royal. Les titres royaux traduisent la nature intermédiaire attachée au souverain, mettant en valeur le principe de réciprocité des relations entretenues avec les dieux. Le roi est donc dans la posture subalterne d’un régent (qui gère au nom de), en même temps qu’il est l’élu et le chéri des dieux, nourri par la grande déesse, façonné par les dieux. Le sentiment du roi à l’égard des dieux est à la fois centrifuge et centripète (donc qui attire et qui écarte), fondé non seulement sur la crainte, le respect et l’obéissance, mais aussi sur une grande proximité, établie sur une forme complexe d’assimilation au monde supérieur doublée de la certitude d’un légitime amour en retour.

L’épopée de Gilgamesh fait figure d’un des tout premiers poèmes et des prémisses (pour ne pas dire préliminaires) de la littérature érotique. On y évoque la mort, l’amitié mais aussi l’amour physique, parfois de manière assez crue. Le désir y est abordé comme un des moteurs de l’Histoire. La morale de l'Épopée est qu'on ne peut échapper à la mort, symbole de la condition humaine, et qu'il vaut mieux chercher à profiter au maximum de son existence sur Terre.

Uruk (-4 300 à -3 100) était au cœur d’un vaste réseau de relations et d’échanges dont le développement est étroitement lié aux mutations que connaît alors l’ensemble du monde mésopotamien. Uruk était ainsi le centre très actif d’un important réseau de villages et de petits bourgs situés le long des chenaux de l’Euphrate. On a lié la révolution urbaine à une croissance démographique que la rente agraire de Sumer rendait possible. En effet, installées sur les bras du cours combiné du Tigre et de l’Euphrate, les cités sumériennes exploitent au prix d’un effort humain limité les ressources exceptionnellement riches d’une niche écologique, un immense delta, qui offre d’abondantes ressources de poissons, des roseaux et l’eau de l’irrigation. Bref, nous disposons là de tout un faisceau de contraintes qui expliquent en partie son dynamisme. De plus, les pluies de moussons affectaient jusque vers -3 500 le pays de Sumer. En revanche, à partir de cette époque, les conditions climatiques actuelles (aridité extrême) se mettent en place, et ces modifications climatiques ont pu nécessiter un encadrement accru des populations.
Tel le jardinier de la vie et l’organisateur de son pré carré, on remarque l’image du seigneur, souvent plus grand que les autres (selon une convention appelé à un long avenir). Il n’est pas symbolisé ou idéalisé, mais représenté de façon réaliste, humaine : c’est un personnage historique et non une idée ou un concept. Le fait qu’il apparaisse en même temps que des signes écrits, qui permettront plus tard le souvenir d’évènements historiques, n’est pas le fait du hasard. Alors que l’on avait affaire à une gestion très poussée dans le cadre des chefferies, on passe avec l’urbanisation à un contrôle de plus en plus absolu des productions et des échanges. Le terme gestion est plus neutre car il ne présume pas d’objectifs. L’idée d’organisation y est implicite et par-là même celle de prises de décision, au moins individuelles, voire au niveau du groupe, supposant alors une volonté ou un objectif communs. Le terme contrôle, quant à lui, contient l’idée d’objectifs à atteindre, de maîtrise, de domination et donc de pouvoir sur les choses ou les êtres. Le seigneur de la cité a alors quasiment un droit de propriété sur ses possessions, ses femmes, ses subordonnés. Le fait de disposer de gens, fidèles et dévoués, est un instrument de pouvoir efficace sur le reste de la société. Parmi les stratégies les plus courantes utilisées pour acquérir du pouvoir et d’autres bénéfices basés sur la production, on trouve le prix payés pour les époux/ses, l’investissement dans les enfants (pour augmenter leur valeur comme époux/ses), l’établissement de tabous, d’amendes et contrôle dans la résolution des disputes, la manipulation des valeurs culturelles (contrôle de la fertilité et de la richesse, besoin alliances pour se défendre, acquisition des épouses par le paiement).

Le site d'Uruk fut occupé à partir de la fin de la période d'Obeid, vers la fin du -Vè millénaire, sur le bord de l'Euphrate. Identifié à l'Erech de la Bible, cette ville joua un rôle très important sur les plans religieux et politiques pendant quatre millénaires. Elle passe pour être la plus ancienne agglomération (environ 30 000 habitants) à avoir atteint le stade urbain dans la seconde moitié du -IVè millénaire : c'est sous la Période d'Uruk (environ -3 800 à -2 900) que la cité s'épanouit. Sept grands temples datent de la fin de la période d'Uruk, au niveau IV A (fin du -IVè millénaire), et c'est le niveau IV de l'Eanna qui a livré les plus anciennes tablettes (de comptabilité) écrites retrouvées en Mésopotamie, ce qui paraît confirmer la tradition sumérienne voulant voir dans Uruk le lieu de naissance de l'écriture.
Le site est organisé autour de deux entités, qui correspondent à deux villages unifiés pour former la cité d'Uruk : Kullab à l'ouest (mort du soleil), et Eanna à l'est (naissance du soleil), séparés d'environ 500 mètres seulement, localisés au centre du tell.
Kullab ou Kullaba était à l'origine un village doté d'un temple consacré au dieu sumérien Anu (dieu suprême du Ciel). La déesse Ninsun, qui signifie dame de la vache sauvage, est une divinité mineure de la mythologie sumérienne, mais sous son appellation Rimat-Ninsun (la sage, l'intelligente, l'omnisciente, la grande reine, la vache sublime), on peut la relier à la Grande Mère. Son culte était également rendu à Kullab. Là se dressait un sanctuaire : sur une plate-forme de 13 mètres de haut et d'une quarantaine de mètres de côté avait été bâti un sanctuaire de 18 m sur 7 m, le « Temple blanc ».
L'Eanna (« la maison du Ciel ») est le temple principal de la déesse sumérienne Inanna (Ishtar chez les Akkadiens et Babyloniens) dans la ville d'Uruk. À Uruk, le centre de la cité est son cœur politique. L’Eanna est une acropole où se pressent les bâtiments prestigieux dus à la volonté de l’élite de la cité, dorénavant unie autour d’un seigneur reconnaissable. C’est tout l’ensemble de l’Eanna qui est le palais d’Uruk. Son maître, le seigneur, chef de la cité, garantit la prospérité du pays, la fertilité des plantes et des troupeaux, il nourrit – ou vivifie – les troupeaux. Inanna (Ishtar en akkadien) est la plus grande déesse du panthéon mésopotamien. Elle est liée à la fertilité et à l’amour. C’est l’amante, la sœur, l’épouse et la mère de plusieurs divinités. Elle acquiert progressivement un caractère guerrier, très agressif, fournissant aux souverains les armes et se tenant à leurs côtés pendant les combats. Identifiée à Vénus, la plus brillante des étoiles / planètes, elle peut être figurée sous la forme d’un astre, d’une femme nue dévoilant ses charmes ou au contraire vêtue mais armée, des masses d’armes émergeant de ses épaules.

L’Épopée de Gilgamesh est un des textes majeurs traitant de la royauté et de sa définition au travers d’une prise de conscience de sa nature par une confrontation à celle des dieux et à leurs prérogatives. Ce chemin initiatique est voulu par les dieux, qui cherchent ainsi à lui faire comprendre et accepter sa condition de roi, certes placé au-dessus de ses sujets, mais devant exercer sur eux un pouvoir juste et mesuré, dans le cadre d’une finitude humaine. Le récit vise également à assurer la pérennité de la civilisation en stigmatisant ceux qui vivent comme des sauvages.
Les problèmes sociaux issus de la densité de population furent résolus d’abord par le développement des villes : vers -3 000, sur un territoire grand comme la Suisse, existent le long de trois grands chenaux de l’Euphrate et du Tigre une série de micro-états (une quinzaine), qui exploitent chacun une partie du réseau et développe les champs alentours. Au-delà même de la pratique agricole, le système social qui s’est mis en place implique des réseaux de parenté irremplaçables (c’est la couverture sociale de l’époque, avec la garantie entre autres de trouver un conjoint pour procréer de futurs aides de champs), une structure politique capable d’assurer l’ordre et la sécurité, des monuments qui sont l’expression même de la prospérité Commune. Avec le temps, les communautés s’amplifient encore et la hiérarchie s’accentue. On aura bientôt affaire à des micro-états, gouvernés par une élite à la tête de laquelle se trouve un seigneur.
Cette dynamique a un caractère relativement irréversible (même si on a vu des retours au nomadisme ou au moins semi avec la reconversion de certains vers le pastoralisme) car, lorsque s’est constitué au fil des siècles un réseau d’irrigation de plus en plus étendu et performant (permettant la survie de ces agglomérations « obligatoires »), nul ne peut espérer se passer d’un tel héritage sans remettre radicalement en cause son mode de vie.
Tous ces avantages, réels ou subjectifs, sont propres à dissuader de partir tandis qu’à l’inverse, les agglomérations les plus importantes (les plus prospères, les mieux organisées, celles qui se sont dotées de bâtiments les plus impressionnants) constituent des pôles d’attraction vers lesquels convergent les populations des campagnes environnantes.

« Kish fut soumise par les armes, sa royauté à Eanna (Uruk) fut transportée. À Eanna, Meskiangasher, fils d’Utu (dieu du soleil, frère d’Inanna/Ishtar, comme il dispense la lumière, il est rapidement vu comme le dieu de la vérité, du droit et de la justice ; il tend au souverain les emblèmes du pouvoir, le bâton et le cercle et règle aussi le cours des saisons), devint grand-prêtre et roi. Il devint le soleil en entrant dans la mer et en sortant par la montagne. Enmerkar, fils de Meskiangasher (roi d’Uruk qui construisit la ville en fusionnant les deux entités de Kullab et d’Eanna) devint roi.
Suivi le divin Lugalbanda, puis Dumuzi (un autre, pêcheur). Le divin Gilgamesh (son père était un démon lilû, un esprit maléfique qui hantait les déserts et grands espaces, son action était particulièrement néfaste aux femmes enceintes et aux enfants), grand-prêtre de Kullab devint roi ».
Gilgamesh est le cinquième roi de la première dynastie d'Uruk (où il aurait régné vers -2 600), présenté comme le fils d'un démon lilû (jeune homme décédé avant d'avoir pu se marier) et de la déesse Ninsun (dans l'épopée de Gilgamesh, elle apparaît comme reine et non comme déesse, épouse du roi Lugalbanda). Lorsque l’accouplement surnaturel concerne une femme et un esprit, le fruit d'une telle union a des dons exceptionnels : cela ouvre la possibilité d'engendrer, pour une femme chamane lorsque l'union se fait avec un esprit, un enfant qui pourra se réclamer plus tard d'une nouvelle lignée chamanique. Gilgamesh est ainsi deux tiers dieu, un tiers homme, et est grand, beau et fort, même capable de séduire une déesse, Inanna/Ishtar.
Gilgamesh est un despote qui se veut l’égal des dieux : brutalité, tyrannie, soif de plaisir sans limite. Homme intrépide qui veut se mesurer au monde entier et qui aspire à l’immortalité, d’origine noble, il apporte plus d’intérêt au luxe, à son bien-être et aux orgies, qu’à ses devoirs de roi.

Gilgamesh est un grand roi mais la complainte des habitants de sa ville d’Uruk monte trop souvent auprès des dieux du ciel qui sont assaillis par les mêmes prières continuelles. Ils viennent se plaindre au père des dieux, Anu, d’avoir créé un tel homme, fils d’une déesse (la patronne ou la Dame des buffles), de n’avoir pas ignoré ces actions futures et la façon dont il maltraiterait les gens de sa propre ville. Ce roi est insupportable car il ne laisse ni garçon, ni fille à leurs parents. Il emploie les uns aux travaux et à l’armée et à l’encontre des filles, il exerce un droit de cuissage rigoureux (allusion possible à un rite de défloration sacrée dans le cadre de la prostitution toute aussi sacrée au sein du temple d’Inanna : Hérodote dit que « la plus honteuse des lois de Babylone est celle qui oblige toutes les femmes du pays à se rendre une fois dans leur vie au temple d’Inanna pour s'y livrer à un inconnu. (...) Les femmes sont assises dans l'enceinte sacrée d’Inanna, la tête ceinte d'une corde, toujours nombreuses, car si les unes se retirent, il en vient d'autres. Les femmes n'ont pas le droit de retourner chez elles avant qu'un homme ne les ait choisies, en leur jetant quelque argent sur les genoux, en prononçant ces mots : "J'invoque la déesse Mylitta/Inanna/Ishtar". Quelle que soit la somme offerte, la femme ne refuse jamais, elle n'en a pas le droit et cet argent est sacré. Elle suit le premier qui lui jette de l'argent et ne peut repousser personne ») et il les emploie aux multiples travaux féminins que nécessitent le palais et les temples : tissages, filages, broderies, service des cuisines et de boulangerie… Anu le père des dieux ne pouvait ignorer tout cela.

Gilgamesh prend place sur le plan de l’abus sexuel et l’abus de ses pouvoirs de demi-dieu, roi qui s’impose à tous dans tous les domaines de sa cité. Les plaintes du peuple de la ville d’Uruk ne cessent de monter vers les dieux qui en ont les oreilles rebattues. Ils tiennent une assemblée pour déterminer la conduite à tenir envers Gilgamesh. Ils convoquent la déesse Aruru, qui avait déjà formé l’humanité, pour qu’elle façonne un être d’un seul bloc, sur le patron de l’ouragan, aussi puissant que Gilgamesh. Cet être s’empoignera avec Gilgamesh, le terrassera et la complainte cessera.
Aruru fit Enkidu à l'image d'Anu le dieu du ciel, de la végétation ainsi que de la pluie (il était le père de tous les dieux ; on disait de lui qu'il avait le pouvoir de juger tous les criminels) et de Ninurta le dieu de guerre, de la fertilité, de l'irrigation, du labour et du vent du sud (connu pour apporter sécheresse et famine en saison sèche, et des inondations lors de la saison humide) en tant que soleil du matin et du printemps. Elle le façonne à partir d’un lopin d’argile, velu par tout le corps, ses cheveux longs (plutôt même une crinière) comme ceux des femmes ne sont pas noués sur ses épaules, au contraire des habitants civilisés de la ville. Il vit dans la steppe en compagnie des gazelles, broute l’herbe avec elles, boit dans les aiguades ou les rivières avec elles. Voici une naissance hors du commun mais qui ressemble à la formation de la race humaine selon les divers textes de création de l’humain que nous possédons et provenant du Moyen Orient antique.
Né sans mère (absence compensée par la vie avec les gazelles), il a été élevé à l’écart des hommes et de la société, par des bêtes sauvages. Il a vécu toute la première partie de sa vie à l’écart de la société des hommes et des femmes, ignorant la vie de la société des hommes, les femmes, les plaisirs, les joies et aussi les peines des humains. Enkidu (ce nom n’évoque pas la vie animale, mais plus simplement la créature d’Enki) vit comme les gazelles et se sent un être comme elles, qui agit comme elles. Cet homme né hors du commerce naturel des hommes et des femmes est un isolé, volontaire ou involontaire.
Enkidu a un rôle important à jouer dans son royaume. La vie à l’écart qui le caractérise ne peut durer sans dommage pour les habitants du pays. Né dans les steppes, Enkidu est découvert par un homme qui hante les steppes, un chasseur (Enkidu vit isolé, tout comme le chasseur qui le découvre vit isolé, l’isolement du chasseur étant dû à son seul métier). La surprise de cet homme n’a d’égal que son désarroi face à cet être aux cheveux longs dénoués et qui vit avec les gazelles mais qui démonte tous ses pièges de chasseur ou comble toutes ses trappes pour prendre les animaux sauvages ou qui leur permet de s’échapper ou de se tirer du piège qui les retenait. Le chasseur qui l’a vu dans la steppe, s’inquiète car trappes, pièges et filets n’ont plus d’effet. Le chasseur prend conseil de son père qui l’envoie au roi d’Uruk car il est plus habitué à courir la steppe qu’à vivre en ville (le père du chasseur habite sans doute un village proche de la steppe plutôt que près de la ville). Le chasseur va demander à son roi le conseil pour savoir que faire de l’homme étrange qu’il a vu dans la steppe. A Uruk, le roi décide seul de la conduite à tenir et de celle qui exécutera la mission. La décision de Gilgamesh a pour but d’attirer Enkidu à la ville. Ce roi renvoie le chasseur dans la steppe en compagnie d’une courtisane (une prostituée en somme), qui aura pour mission de se mettre nue devant Enkidu et de lui dévoiler ses charmes (le père du chasseur lui avait déjà donné le même conseil). La harde de gazelle avec quelle il vivait lui deviendra alors hostile. Ainsi, le conseil des dieux sumériens visait un homme à corriger, alors que l’homme à corriger envoie une courtisane.
Tout advient comme Gilgamesh l’avait dit. La venue de la courtisane lui fera perdre la tête et il agira en mâle avec la fille, envoyée expressément à cet effet. Enkidu, homme innocent qui ignore l’amour des femmes, succombe aux charmes de la courtisane. Quand elle se dévêt devant lui en laissant apparaître ses charmes féminins et son sexe, elle attire l’homme pour coucher avec lui immédiatement dans la steppe, sans retenue, et ce pendant une semaine (comme des bêtes pourrait-on dire). La courtisane le mêlant ainsi à la société des hommes (Shamat est venue pour « corrompre » l'homme sauvage : elle civilise Enkidu en l'initiant aux rites sexuels de la déesse Inanna/Ishtar, en tant que prostituée du temple, prêtresse de la déesse), les animaux le rejetteront et il ne pourra plus vivre avec la harde de gazelles dont il partageait la vie et qui désormais ne le reconnaît plus pour l’un des siens (une harde est un troupeau d'ongulés sauvages, notamment de ruminants. Ce terme est souvent utilisé pour évoquer un groupe de cerfs mais, selon les pays, pour multiples animaux : une harde de chevaux est un groupe, un troupeau, de chevaux sauvages ; une harde désigne également les liens attachant les chiens quatre à quatre ou six à six. Attention à ne pas confondre « harde » et son cousin « horde », ce dernier terme s'appliquant uniquement aux groupes humains). La réussite des actes de la fille de joie (qui s’appelle justement Lajoyeuse) tient plus du fait que les gazelles abandonnent leur ancien partenaire parce qu’il appartient désormais au monde des humains, à la civilisation qu’il ignorait (autant que les villes et les attraits de la vie en société). Amadoué par la courtisane, Enkidu devient un homme digne de vivre parmi les hommes civilisés (il a perdu en force mais il s'éveille à l'intelligence), et entend parler du roi d’Uruk en bien et en mal (comportement abusif du roi). Avec elle, Enkidu part vers Uruk, passe près des huttes des bergers et des vachers. La courtisane s’arrange pour que les bergers et les vachers leur offrent de la nourriture ou de la boisson. Mais Enkidu ignore ce qu’est la nourriture des hommes, faite à partir des plantes qu’ils ont cultivées : le raffinement ne peut pas être le même, puisqu’il vivait comme une gazelle dans la steppe et n’avait aucune idée de ce qu’était la civilisation. Il refuse les galettes ou la bière d’orge et il faut tout l’entregent de la courtisane pour les lui faire prendre, goûter et accepter. Se plaisant dans son nouveau statut, il gardera les troupeaux pendant un temps en déchirant les lions ou les loups qui viennent assaillir les brebis ou les vaches. On peut en déduire que les bergers et vachers louaient hautement son aide et ses connaissances des animaux de la steppe, car il leur facilitait la tâche et leur donnait un répit important dans la surveillance de leurs troupeaux.

L’arrivée d’Enkidu est précédée dans l’épopée de deux rêves de Gilgamesh. Quand Enkidu entre dans la ville, il est heureux de voir la ville de ce roi puissant, il est heureux de découvrir la civilisation qu’il n’avait jamais connue auparavant. Toute la ville se presse pour voir ce nouvel arrivant qui a une prestance semblable à celle de leur roi, Gilgamesh. Enkidu croise une noce et comprend que Gilgamesh va s’arroger le devoir de l’époux avec la jeune épousée. Enkidu va alors agir vis-à-vis de Gilgamesh comme s’il était personnellement touché par ses abus sur les filles des habitants. Enkidu pouvait déchirer les lions et les loups, mais quand il voit Gilgamesh se parer comme l’époux à la place de celui-là, il l’empêche d’entrer dans la chambre nuptiale et le combat. Les deux hommes en viennent aux mains et se battent dans la rue. Après s’être battus toute la nuit, le roi n’est pas vaincu mais il compose avec cet homme aussi fort que lui et qui avait osé lui résister. Au lieu de le prendre en ennemi, il s’en fait un allié. Gilgamesh comprend ses propres limites et qu’il ne doit plus abuser de son pouvoir.
Enkidu devient l’ami ou le double de Gilgamesh (il le cajole même comme une épouse et le traite à égalité – même la mère de Gilgamesh traite Enkidu à égalité avec son fils, voire ils règnent en tandem sur Uruk et sont même un couple charnel) : Enkidu, qui a couché sept jours durant avec la courtisane, agit sur la sexualité débridée du roi d’Uruk en ne lui laissant pas procéder à son coutumier droit de cuissage, éhonté, objet des supplications du peuple auprès des dieux de la ville. Le rôle d’Enkidu a échoué, en partie du moins, mais Gilgamesh a abandonné par la suite son comportement abusif vis-à-vis des enfants des habitants de la ville d’Uruk (il s’amendera et conduira son royaume à la prospérité). Aucune nouvelle prière n’arrive auprès des dieux.
Il ne faudrait pas voir dans le récit de Gilgamesh le recours au sauvage pour mater le civilisé, mais plutôt l’intervention de la force sauvage pour museler l’abus de pouvoir en tout domaine du demi-dieu. L’objectif est la réalisation d’une civilisation parfaite, d’une société policée qui connaît la prospérité par la douceur de vivre sous un bon gouvernement, sans abus ni défaut. Les dieux tentent, par un moyen détourné, qui ne nuira qu’à l’intéressé, de mettre un point final, non pas à la vie du héros, mais à son comportement hautement abusif et objet de tant de prières qui méritent d’être exaucées. Gilgamesh est arrogant et abusif, sexuellement parlant mais aussi sur le plan de l’embrigadement de tous les enfants de la cité. Enkidu est excessif en couchant sept jours d’affilé avec la courtisane, mais ensuite, il refuse la nourriture des bergers et garde les troupeaux comme les bergers ne savent pas les garder (en tuant les bêtes fauves à mains nues). Les deux sociétés sont de nouveau correctement gérées et dirigées au plus grand bonheur des dieux et des hommes.
On peut d’ailleurs voir Gilgamesh (ou Enkidu, les deux étant interchangeables, chacun ayant pris le meilleur de l’autre après avoir rejeté le pire de soi), serrant sur son cœur un lion vivant, symbole de la force assimilée par l'Initié qui, dans les sables brûlants du désert, a su maîtriser la bête royale et dompter sa puissance, choisissant ainsi de capter et réguler son énergie jusqu'alors destructrice, plutôt que de la tuer et de s'affubler de sa dépouille : symbole, en somme, de la Force mise au service de la Sagesse (Enkidu naturel et Gilgamesh culturel, les deux définissent le passage de l’un à l’autre).
Enkidu peut être interprété comme l’incarnation des forces brutes de la nature avant la conquête de la civilisation, celles de la vie instinctive sans frein (ce qui n’était pas le cas, car toute culture – même chez les autres animaux – connaît et dicte des limites), exprimant la nostalgie d’une libération des désirs. De bien des façons, la métamorphose d'Enkidu peut représenter la puissance de séduction exercée par les ville-États de Mésopotamie. Ses origines (la steppe) et sa vie au milieu des bêtes sauvages suggèrent le chasseur-cueilleur vivant en marge du territoire des premiers fermiers de l'Irak méridional. Sa transformation et l'acceptation de la vie citadine représente la lente assimilation de cette population nomade par la civilisation agricole. Pour autant, Enkidu, commençant à dépérir, maudit le chasseur et la courtisane envoyée pour le civiliser (importance sociale et rôle positif de la prostitution dans la civilisation). Peu avant sa mort, suite aux paroles du dieu Utu (dieu solaire de justice) qui lui reproche son ingratitude envers elle, il finit par la réhabiliter : certes Shamat l’avait arraché à l’innocence de sa vie première, mais elle lui avait somme toute apporté beaucoup de bien tout de même (elle l'a vêtu, abreuvé et nourri, lui a procuré un compagnon tel que Gilgamesh). Mais dans certaines versions, le terme de catin est employé pour désigner Shamat. L'utilisation de ce mot apporte à son rôle une connotation très différente. Il véhicule peut-être l'idée que la transformation d'Enkidu ne lui a pas été totalement salutaire.

Inanna est déesse d’Uruk, de l’amour, de la fécondité, de la guerre et de la mort. Gilgamesh lui érigea le plus grand temple d’Uruk, la ziggourat de l’Eanna, pour y célébrer chaque année le rituel de fertilité qui lui est dédié. Le roi s’unit sexuellement avec une prêtresse vierge qui l’attend dans le temple. Il doit accomplir ce rite juste après son retour de la forêt des cèdres (du Liban), mais Inanna apparaît auréolée des flammes de la passion. Elle veut séduire et s’unir elle-même avec le roi en devenant son épouse, plutôt qu’une prêtresse le fasse à sa place. Surestimant encore une fois ses forces, Gilgamesh s’oppose à la déesse et refuse d’épouser Inanna, en lui reprochant d’avoir toujours provoqué le malheur de ses amants, mettant ainsi en avant les aspects violents et dévastateurs de la personnalité de cette déesse de l’Amour, mais aussi de la guerre.
Elle fait tomber malade Enkidu, qui succombera d’une terrible fièvre. Enkidu descend aux Enfers pour y chercher les insignes de royauté donnés par Inanna à Gilgamesh, que celui-ci y a laissé tomber. Enkidu est alors retenu aux Enfers, mais son esprit revient raconter à Gilgamesh ce qui se passe dans le monde des morts.
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7 septembre 2009 1 07 /09 /septembre /2009 19:44
De manière significative, en Palestine et Mésopotamie, on observe du -VIè au -IVè millénaire une modification des rapports sociaux et l’émergence d’une classe de chefs locaux.
Dans le courant du -Vè millénaire, la diminution des pluies d’été affecte profondément la vie pastorale. Les humains cherchent alors à se rassembler là où l’eau demeure en abondance. Le résultat de ce repli va être lourd de conséquences sur le plan social : les structures familiales ou claniques (plusieurs familles affiliées) font place à des structures tribales (différentes familles qui ont moins de liens entre elles) de plus en plus complexes.
Normalement, les sociétés villageoises se scindent et essaiment, au lieu de se transformer, épuisant ainsi leur vitalité en expansion territoriale (ce qui permet de contrôler le fonctionnement et l’organisation de la communauté, en empêchant l’émergence d’une puissance coercitive pour gérer le nombre, protégeant au contraire la notion de « conseil de village », sans véritable chef mais plutôt leaders d’opinion). Des groupes humains étroits sont parfaitement viables, et les communautés préfèrent éclater, plutôt que d’affronter les problèmes que poserait leur élargissement. Cette tendance générale ne s’inverse que si la pratique agricole demande un investissement plus poussé et une collaboration plus étendue qu’à l’ordinaire.
Les sociétés néolithiques étant des sociétés de production, le contrôle des ressources fut une préoccupation quotidienne. L’organisation sociale des communautés villageoises était inadaptée aux exigences de l’agriculture irriguée. De puissants lignages se structurèrent au -Vè millénaire en chefferies.

On voit alors le pouvoir masculin s’affirmer de plus en plus face à la fertilité féminine.
La ziggurat du plateau iranien, composée de trois étages surmontée d’une paire de cornes (symbole du dieu taureau qui s’impose de plus en plus, la Grande Mère s’effaçant peu à peu), est construite sur un massif décoré de pilastres, ces colonnes semi encastrées symbolisant les lignages, et limité sur ses deux côtés d’un motif décoratif en zigzag (représentant l’eau, de plus en plus reliée au sperme qui fertilise la terre-mère : développement de l’importance de l’homme dans la reproduction). Les cornes marquent le caractère divin de l’être qui les porte ou l’aspect sacré du monument qu’elles décorent. Le caractère religieux de la ziggurat peut être précisé par certaines épithètes divines, en particulier celle du grand dieu de Suze, Insusunak, qui est dit « Seigneur de la mort dans le Kukunnum ». Or, le Kukunnum est le temple haut de la ziggurat. En d’autres termes, c’est l’aspect funéraire du bâtiment qui apparaît dans cette expression. Il importe également de souligner que le mot ziggurat est vraisemblablement un terme d’origine élamite et non pas akkadienne. Ce mot signifie « élévation de l’humanité », manifestation architecturale de l’humanité désireuse de s’élever au-dessus de la terre.
Rappelons-nous que les deux dieux primordiaux des débuts du Néolithique étaient Ki (la Terre ; la Grande Mère) et An (le Ciel, le taureau), étroitement unis, restant indistincts, tels « deux jumeaux ». Cette indistinction rappelle celle de la mer primitive dont ils procèdent, conjonction de deux éléments du même avec le même. C'est Enlil aux pieds de taureau (ses symboles sont les tablettes de la destinée et la tiare à cornes de buffle comme symbole d’autorité – couronne de forme haute, souvent de forme cylindrique, rétrécie vers son sommet, schématisant une montagne, accompagnée d’un cercle de courtes plumes entourant son sommet, pouvant représenter des nuages annonciateurs de pluie) qui les sépare, qui éloigne le Ciel de la Terre. Or le radical Lil signifie vent, air, souffle, esprit (dieu du vent du printemps, période de retour de la végétation dans les campagnes). Enlil ne disjoint en réalité que pour mieux conjoindre. Car, dans le partage du monde qui suit la séparation, Enlil va s'occuper de la Terre, comme An du ciel, tandis qu'une troisième divinité qui apparaît alors, Ereshkigal (sœur jumelle d'Enki), va recevoir le monde souterrain, l'Enfer. Enlil va faire couple avec sa mère Ki, la Terre. Il la fécondera comme An l'avait fait. Il prend la place de son père An. L'union d'Enlil avec sa mère donnera les animaux et les plantes (« Enlil, comme un énorme taureau, posa son pied sur la Terre. Il enfonça son pénis dans les Grandes Montagnes »). Dans les mythologies du Proche-Orient, l'axe du monde est montagne signifiant le sexe féminin (ou pilier cosmique phallique), renvoyant à une union charnelle.
Cette union est redoublée par celle entre Enlil et Ninlil (sa sœur, « Dame du Vent » : divinité de la fertilité, puisqu'on l'assimile à Ashnan, déesse du grain, et Nintur, déesse qui préside aux accouchements, ou encore avec Ninhursag, la principale déesse-mère des Sumériens), dont le récit mentionne une faute très grave imputable à Enlil et qui reproduit l'inceste avec Ki. Enlil est très attiré par la jeune déesse Ninlil. Il la suit, et l'épie alors qu'elle se baigne « dans l'onde pure ». Finalement, elle est violée dans une barque, au fil de l'eau. La jeune fille était vierge (« Mon vagin est trop petit, il ne connaît pas l'accouplement ; mes lèvres sont trop petites »). Enlil (traité d'être immoral) est excommunié pour avoir abusé de Ninlil, qui pourtant lui était promise. Les autres dieux, scandalisés par cette attitude, ne peuvent pas laisser le crime impuni, bien qu'Enlil soit leur maître. Ils le condamnent donc à l'exil aux Enfers. Mais Ninlil, qui n'en veut pas à Enlil, mais est au contraire très attirée par lui, le rejoint en secret. Par deux fois, ils couchent ensemble, et la déesse met au monde deux autres dieux. Les dieux qui avaient exilé Enlil aux Enfers finissent par le pardonner, et ils le laissent reprendre sa place au Ciel, avec Ninlil à ses côtés. Ce qui se joue dans la scène réussie de la séduction est le sang de la virginité, sang qui s'écoule au contact de l'eau (substance la plus importante dans la représentation sumérienne), conjonction très souvent prohibée. La substance clé est ainsi le sang : Ninlil engendra Sin, le dieu de la Lune, si universellement associée aux menstrues de la femme. Considéré comme le roi des dieux, Enlil a un palais au Ciel, l'Esharra, et son temple terrestre principal, l'Ekur (temple de la Nouvelle Lune), se trouve à Nippur (voisin du temple d'Inanna/Ishtar et de celui de Gula, déesse de guérison symbolisée par des chiens, qu'il faut peut être voir comme faisant partie d'un complexe cultuel dédié à Ninurta, divinité tutélaire de la cité ; fils de Enlil et de Ninlil, son frère est Nergal – le mari d’Ereshkigal, sœur d’Enlil et maîtresse des Enfers –,son épouse est Gula ; il est une divinité guerrière, également  dieu de la fertilité, de l'irrigation, du labour et du vent du sud). C'est lui qui dirige l'humanité, grâce aux tablettes du destin, sur lesquelles est gravé l'avenir des humains. C'est donc avant tout Enlil qui attribue la royauté sur les hommes à sa guise, et il fait chuter tout roi qui ne le respecte pas

Enki et Ninhursag, la grande déesse-mère des Sumériens, identifiée à la terre-mère, reproduisent le même inceste qu’Enlil et Ninlil. L'union d'Enki et de Ninhursag, sous forme d'eaux célestes fécondant la Terre, reproduit le thème originel de l'union du Ciel et de la Terre. Le cycle d'Enlil insistait sur la disjonction, celui d'Enki sur la conjonction. An, Enlil et Enki, la grande triade des dieux masculins du panthéon sumérien, participent tous d'une même nature céleste (Enki, en tant que dieu des eaux douces, opposées des eaux salées de Nammu la mer primordiale, est situé du côté du ciel, comme eaux de pluie).
Ninhursag est la divinité sumérienne de la Terre et la Déesse-Mère. Son nom signifie Maîtresse des collines, mais elle possède d'autres noms : Nintu (Dame naissance), Ninmah (Dame d'Aout). En akkadien elle était souvent invoquée sous le nom de Mama. En tant que femme et contrepartie féminine d'Enki, elle était appelée Damkina. Son prestige diminua à mesure que celui d'Ishtar augmentait, mais son aspect sous Damkina, mère de Mardouk, dieu suprême de Babylone, lui réserva une place dans le panthéon divin. Déesse de la fécondité qui a créé toute la végétation, Ninhursag est l'un des plus anciens membres du panthéon sumérien et a des titres prestigieux comme « mère de tous les enfants ». Elle est à ce titre également appelée Nintu, « dame de naissance » et peut être assimilée à Belet-Ili (déesse sumérienne de l'utérus), la mère des dieux. Elle est la sœur d'Enlil et la sœur-femme d'Enki et fille de Ki la terre. Elle a été la divinité tutélaire des souverains sumériens, qui s'appelaient « les enfants de Ninhursag ». D’ailleurs, le principal temple d'Enki, le é-engur-ra (« temple de l'abysse » ou « temple de l'eau profonde »), aussi appelé le é-abzu (« temple de l'Apsû »), était situé dans la vallée de l'Euphrate dans la ville d'Eridu, ville du premier roi.
Ainsi, la place de Ninhursag dans la société, assignée par Enki, est d'être « face au chef/roi ». En effet, Enki a volé la vedette à Ki (l’ancienne Grande Mère terre) en devenant la « source génératrice de vie », le dieu de l'intelligence, de la création et de la destinée ; il est d’ailleurs accompagné d'arbres symbolisant les aspects mâles et femelles de la nature, représentant ses capacités créatives (pour autant, le rôle de la femme dans la création et la procréation est encore affirmé – même si amoindrie par rapport à la Grande Mère –, pour quelques siècles). Ses attributs, la chèvre et le poisson (animaux de la prolifération, la chèvre étant le premier animal domestiqué et dont la reproduction fut organisée selon les besoins humains), seront combinés en un seul animal, le sukhurmashu, qui deviendra plus tard le capricorne de nos signes du zodiaque. Le Capricorne est lié à l'élément classique de la Terre (il partage cet élément avec le Taureau et la Vierge) et il peut se résumer à « Je suis le père de moi-même. Je gravis ma montagne ». Son opposé polaire est le Cancer, lié à l'élément classique de l'Eau (il partage cet élément avec le Scorpion et les Poissons), dont la planète maîtresse est la Lune, les attributs sont la famille, la naissance, l'enfant, ce qui se résume dans « Je suis l'enfant de ma mère ». Il est également intéressant de noter la phase de transition néolithique-civilisation qui s’exprime dans le signe des Poissons par « Je lâche prise. A travers moi, la loi divine s'accomplit », par opposition à la phrase du signe de la Vierge « Je me dévoue sur Terre. Je suis utile au quotidien ».
Alors qu’auparavant la Grande Mère Ki avait une vulve, des seins et des fesses (organes de la création et de la fertilité) surreprésentées, la Terre Ninhursag présente désormais un corps n'ayant ni organes génitaux mâles, ni organes génitaux femelles. Les dieux lui ont demandé de créer l'humanité pour eux. Elle a participé à la création de l'humanité à partir d'argile et de sang : quatorze morceaux d'argile primordiale qu’elle a formé en son sein, sept à gauche et sept à droite avec une brique entre eux, qui ont produit les sept premières paires d'embryons humains. Elle a créé les hommes, afin qu'ils puissent travailler le sol et creuser des canaux, et elle a créé les femmes afin qu'elles puissent continuer à porter les hommes. Ayant créé sept espèces de chacun, après 600 ans les gens étaient déjà trop nombreux. La terre est devenue si bruyante qu’Enlil ne pouvait pas dormir. Les gens étaient également coupables, mangeant leurs propres enfants (allusion aux difficultés des fils d’accéder à la sexualité, monopolisée par les pères). Enlil décida de régler le problème en lavant le pays avec une grande inondation.
Enki demanda à Nintu, la déesse de la naissance, d'établir une troisième catégorie de personnes, en addition aux hommes et aux femmes, qui comprendrait les démons qui volent les jeunes enfants, les femmes infertiles et les prêtresses qui n'ont pas le droit d'être enceintes. À Babylone, à Sumer et en Assyrie, certains types d'individus qui remplissaient un rôle religieux au service d'Inanna/Ishtar ont été décrits comme un troisième genre. Ils pratiquaient la prostitution sacrée (hiérodule), la danse extatique, la musique et le théâtre, portaient des masques et des caractéristiques des deux autres genres. À Sumer, le nom cunéiforme qui leur était attribué était ur.sal (« chien/homme-femme ») et kur.gar.ra (aussi décrit comme homme-femme).

De l’union entre Enki et Ninhursag (fille d’Enki et de sa mère la Grande Mère Ki) naît la déesse Ninmou (maîtresse des légumes), avec laquelle Enki engendra Ninkurra (divinité des plantes destinées au filage), de laquelle il a Uttu (déesse du filage). Le seigneur Enki est donc le créateur de la civilisation. Puis Enki ne pouvant contrôler son désir, prit Uttu pour s'accoupler avec elle (inceste entre le père et la fille répété donc trois fois), contre son gré. Elle ne résista pas mais alla se plaindre à Ninhursag, qui sortit les graines d'Enki du ventre d'Uttu et les transforma en plantes. Là où les graines ont été plantées, au bout de 9 jours il poussa huit plantes fortes et luxuriantes, les premières plantes créent par la déesse de la terre. À la vue de ces belles plantes, Enki, par curiosité et appétit, mangea avidement les huit plantes. Ninhursag assure des champs fertiles, mais furieuse et outrée du comportement d'Enki, maudissant son mari pour ses affaires incestueuses, elle décida de le punir et de se séparer de lui en descendant aux Enfers : Enki seul, avec huit organes malades, la terre devint sèche mais également stérile par l’absence de sa déesse tutélaire. Les organes étaient en train de mourir, et Enki dépérissait et souffrait, mais aucun dieu ne pouvait le guérir sauf Ninhursag qui s'était retirée. La perte d'Enki était insupportable à son frère Enlil, mais un renard vint le consoler et lui promit de trouver Ninhursag pour guérir Enki. Ce n'est que lorsque les dieux réunis à la hâte réussirent à amadouer Ninhursag que la terre est devenue à nouveau fertile. Ninhursag embrassa tendrement Enki, et lui retira la maladie à chacune des huit parties malades, et fit de chaque plante mangée un moyen de soigner plutôt que de faire du mal, et libéra la maladie en faisant naitre huit divinités, une pour chaque organe. Parmi les huit organes il y a notamment la côte, d'où va naitre une déesse appelée Ninti, dont le nom signifie à la fois la dame de la côte, et celle qui donne la vie.
Son mari étant volage, Ninhursag, particulièrement jalouse, déclenche des sècheresses à chaque incartade de son époux, ce qui institue le cycle des saisons.
Le parallèle entre les deux consommations, l'une sexuelle (inceste) et l'autre alimentaire (les plantes issues des graines de la semence d’Enki) est clair : Enki consomme son produit, ses enfants. Il tombe malade, Ninhursag l'ayant maudit et voué à la mort. Par rapport au cycle d'Enlil, celui d'Enki souligne la conjonction et ses conséquences : l'une positive, la fécondité de la Terre, les plantes alimentaires, la végétation, l'autre négative, la mort (lorsque Enlil descend aux Enfers suite à son viol de Ninlil; Enlil d'ailleurs engendre les deux saisons, hiver et été, préfiguration de l'alternance entre la vie et la mort). C'est ainsi qu'il faut comprendre le début du mythe, celui du paradis originel, avant la conjonction, lorsqu'on ne connaissait ni la maladie ni la mort, lorsque le lion ne tuait pas et que l'on ne vieillissait pas.
Le cycle d'Enki est entièrement placé sous le signe de l'eau, principe de fécondité (les déesses qui sont ses épouses et ses filles sont des déesses de la végétation).
Enki est placé sous le signe de l'humide, tout comme Enlil l'était sous le signe du sec : il est question du pénis d'Enlil mais non de sa semence, au contraire, il n'est que question de la semence qu'Enki verse dans le sein des femmes, acte cosmique dans lequel se lit l'identification entre sperme et eaux douces (« lorsque le père Enki eut posé son œil sur l'Euphrate, il se dressa fièrement comme un taureau fougueux, il pointa son pénis, éjacula et il remplit le Tigre d'une eau étincelante »).
Enlil et Enki sont tous deux autant concernés par l'agriculture, de même qu'ils le sont autant par la sexualité, mais différemment. Enlil est l'inventeur de la pioche et de la charrue, deux instruments qui ouvrent la Terre mais restent « secs », à l'image du pénis d'Enlil s'enfonçant dans la montagne, au lieu de la coupure, ne s'engouffre que l'air ou le vent. Avec Enki, c'est sur les deux registres connexes de l'agriculture et de la sexualité (Inanna s'adresse ainsi à son amant : « Laboure ma vulve, homme de mon cœur »), l'eau douce fertilisante ou la semence mâle qui joue le rôle de la Substance de la coupure, qui se présente ici beaucoup plus comme facteur de conjonction.
Sumer parle d'Amour, Babylone parlera plus tard de guerre :éloignement pacifique du Ciel et de la Terre contre éloignement violent, suivi de meurtre, union sexuelle contre combat titanesque s'achevant en une double exécution, affirmation du rôle de la femme dans la création et la procréation contre négation de ce rôle. Sumer fait succéder au vent l'eau fertilisante, Babylone fait succéder au verbe le sang. L'Enouma Elish mentionne d'abord le bruit, l'agitation, la parole et le verbe dont Enki est le champion, puis avec An il est question de vent qui trouble Tiamat et c'est encore le vent qui ouvre celle-ci et signe sa défaite. Ceci correspond très étroitement à Enlil, le Seigneur-Vent, associé au souffle, au verbe et à la parole créatrice. La première substance mentionnée par les deux cosmogonies est la même, c'est la seconde qui diffère, soit l'eau soit le sang.
Dans la mythologie, l'eau est sans cesse présentée comme substance vitale, mais moins en tant qu'élément nécessaire à la vie que comme matière organique engendrant le cosmos, eau du corps du grand dieu, sa semence.



La naissance des villes et l’essor démographique furent liés à l’existence d’organisations communes qui avaient mûri dans le sud de l’Irak depuis plusieurs centaines d’années, à partir de -4 300.
Privés de mobilité horizontale, la population croissante n’a d’autre issue que de se tourner vers l’intensification de la production, la concentration de l’habitat et finalement l’organisation politique pour gérer tout ceci. Dans ce cas seulement les gens restent ensemble et sont donc conduits à s’organiser, dans les domaines politique, social et idéologique, pour gérer un corps social en continuelle expansion. Pour autant, les communautés qui conservent leurs acquis et taille démographique pour faire face aux difficultés que pose l’environnement (comme auparavant les chasseurs-collecteurs de l’ère glaciaire), passaient par des techniques de régulation de la population (par la contraception médicinale voire l’avortement – par intrusion vaginale ou consommation de plantes –, si ce n’est par l’infanticide). La problématique est ici que les gens cherchent à avoir autant d’enfants que possible (notamment à cause de la mortalité infantile), pour les aider tant qu’ils sont actifs, pour les entretenir ensuite. Bien évidement, le pouvoir local tire également bénéfice de cet ordre des choses puisque plus les « villageois » croissent et se multiplient, plus le chef peut légitimer son pouvoir par la gestion et l’organisation de la masse.

Avant d’aborder le mythe d’Etana et le triomphe de l’aigle (masculinisation absolue de la reproduction), il faut d’abord comprendre Lilith et son aspect de serpent ailé ! Il s’agit du plus ancien mythe de la féminité contradictoire, reliant le serpent terrestre/aquatique (symbole féminin) et l’aigle céleste (symbole masculin). Elle est une représentation du matriarcat symbolique (qui n’a jamais existé, parlons plutôt de prédominance ou au moins de forte reconnaissance du féminin dans la reproduction) préexistant au patriarcat.
La femme incarnait la reproduction de l'espèce et son espoir de pérennité dans une dimension temporelle qui n'était pas linéaire comme elle le devint avec le patriarcat, mais circulaire et cyclique où prend naissance le mythe de « l'éternel retour ».
Lilith était un oiseau de proie, la déesse vautour de la mort et de la régénération (ses qualités de déesse de l’amour et de la mort la font se rattacher au solstice d’hiver, nuit la plus longue, mais annonçant aussi le renouveau de l’année). Elle qui était très puissante est devenue plus tard la sorcière. Étant reliée aux événements atmosphériques, avec les pluies et les orages, elle pouvait exécuter beaucoup de choses.
Elle pouvait commander à la sexualité masculine, elle pouvait couper la lune et l'arrêter dans sa croissance, elle était donc le compensateur des puissances de la vie. Cette déesse pouvait faire beaucoup de dommages : ne pouvant pas permettre à des choses de se développer pour toujours, elle a dû les arrêter, c’est pourquoi elle a fait naître la mort afin que le cycle de la vie recommence. Elle est donc la régénératrice principale du monde entier, de toute la nature. Comme on ne pouvait pas la commander, les instances du pouvoir masculin qui se développaient fortement ont donc démonisé celle qui était la plus puissante. Elle est ainsi la femme primitive, la femme fatale, celle qui développe les comportements instinctifs : l'homme est prisonnier de ses affects, possédé par ses sentiments et ses émotions sans aucun recul possible. Elle préside ainsi aux plaisirs charnels.

Présente à l’origine comme démon femelle sumérien (donc non sémite) sous le nom de Lilitû, elle est identifiable dans l’épopée de Gilgamesh, Gilgamesh et le saule, sous le nom de Lillaka, récit dans lequel elle se rapproche de la déesse Inanna (Lilith sera d’ailleurs assimilée plus tard à une prostituée, comme celle exerçant pour le compte et le culte d’Inanna déesse de l’amour, puisqu’elle provoque les hommes à des pratiques sexuelles illicites – il existe ainsi des incantations pour éloigner Lilith du lit conjugal). Elle est ainsi également nommée « spectre de la nuit ». Pour autant, elle n'est pas la nuit, mais le crépuscule, le moment où la nuit survient, où les sensualités s'échauffent, où la musique emplit les âmes (sa séduction passe par des attraits physiques, principalement la poitrine, et le chant) : elle préside ainsi à l’acte sexuel et dirige les incubes et les succubes (ces démons tentateurs, souvent des hommes et femmes déçus dans leurs amours ou dans leur désir d’enfantement), pousse les femmes à jouir de leur corps, et leur donne passions et orgasmes érotiques.
Elle est le pendant féminin de Lilû, engendrée comme lui par le dieu du vent Enlil, et sont donc tous les deux considérés comme des esprits du vent et de l’orage (Gallû est un autre de ces démons mésopotamiens). Le démon mâle Lilû, héritier du Lil sumérien, est un esprit de licence et de lascivité, séduisant les femmes durant leur sommeil. Les Lilû sont des jeunes hommes décédés avant d'avoir pu se marier, hantant les déserts et les grands espaces. Leur action était particulièrement néfaste aux femmes enceintes et aux enfants. Ils attaquaient leurs victimes quand elles dormaient, dans le but d'en faire leurs conjointes. Celles-ci n'avaient dès lors plus de chances de trouver un époux parmi les mortels.
Lilitû, ou Ardat Lili (servante de Lilû), joue vis-à-vis des hommes le même rôle funeste. C’est une vierge inassouvie, ravisseuse nocturne, qui attaque les hommes mariés et leur foyer. Les mères et les jeunes mariées, doivent tout faire pour éviter de laisser leur fils et époux seuls aux abords du crépuscule. Car alors, devenus une proie facile pour cette démone, toujours à l’affût, ils seraient entraînés, directement, vers la débauche pour toujours (le caractère nocturne de Lilith ou des personnages assimilés nous confronte au thème du regard interdit ou dangereux). Ce démon est considéré comme issu du spectre d'une femme morte en couche qui dévore les enfants. C'est un démon stérile, possédant sa victime, masculine, dont elle fait son conjoint, l'empêchant de faire sa vie avec une mortelle. Elle a un aspect séducteur, comme une succube, bien qu'elle possède le corps d'une louve à queue de scorpion (gardien de la montagne sacrée, le vagin : lors de la parade, mâle et femelle scorpions se tiennent par les pinces et semblent exécuter une danse qui permet en fait au mâle de tirer la femelle vers un endroit propice où il va déposer son spermatophore, une baguette de quelques millimètres qu'il colle au sol ; le mâle doit ensuite amener la femelle exactement au-dessus de ce spermatophore pour qu'il rentre dans ses organes sexuels). Elle peut également être toutes celles qui sont éprises de vertige et se retrouvent recluses dans leur prison d’amour. Patronne du processus d’initiation, elle gouverne le désir le plus profond de l’individu.
Ardat-Lili est également présentée comme ayant un appétit sexuel insatiable. Elle s'en prend aux hommes, dont elle tente de faire ses conjoints, ou bien qu'elle empêche de se marier. Elle agresse également les jeunes filles en âge de se marier. Ardat-Lili est en effet souvent décrite comme le spectre d'une jeune fille morte avant de se marier, ce qui explique sa volonté d'empêcher les mortels de se marier.
La démone sumérienne Lamme est très proche de Lilith en de nombreux points. Elle est une démone stérile, ravisseuse d’enfants, attaquant les femmes enceintes et les mères. C’est un vampire femelle qui massacre les enfants, se repaît du sang des hommes et dévore leur chair. L’iconographie akkadienne la montre en femme nue, les membres inférieurs en serres d’oiseau de proie ; elle a la tête et les oreilles d’une lionne, parfois d’un vautour.

Les représentations de Lilith sont pétries de contradictions : elle serait à la fois aérienne et chtonienne, voire aquatique et dévoratrice. Considérée par la suite comme un démon dévorateur, elle est liée à la Déesse mère en tant que symbiose déesse-serpent et déesse-aigle, dotée d’une sexualité illimitée et d’une fécondité prolifique (cette puissance peut recevoir une expression métaphorique, souvent d’accentuation phallique : les ailes, organes du vol ascensionnel à fort symbolisme mâle). Représentée une vulve dessinée sur son front, ses jambes prennent la forme de serres, et pour couronner sa majesté deux ailes lui confèrent un aspect prodigieux. Elle est accompagnée de chouettes (animal apotropaïque par excellence, il protège en détournant le danger : elle qui est rattachée à la virginité par le non mariage, par sa sagesse nocturne, elle protège des tempéraments secrets) et est posée sur deux lions (symbolisation de sa suprématie sur le masculin). Elle porte également les emblèmes du pouvoir, le bâton et le cercle. Le cercle est lié à l’éternité et aux puissances magiques, alors que le bâton (qui peut se confondre avec le sceptre) est le symbole de l'administration civile ou religieuse.

Le livre de la Genèse propose deux récits de la création de la femme. Dans le premier, Adam est créé en même temps que la première femme (qui n’est pas nommée) à partir d’argile (« Dieu créa l’homme [l’humain] à son image ; il les créa mâle et femelle » : Adam aurait été créé initialement androgyne, et cet être bisexué aurait été séparé en homme et en femme). Dans le second, où elle trouve son nom d’Ève, la femme est conçue à partir d’une côte prise sur le corps d’Adam afin qu’elle soit, bien qu’issue de lui, sa semblable et son égale. Ni l’élohiste ni le yahviste (les scripts de la Bible) ne disent mot quant à la nécessité de cette seconde création. Pour tenter de résoudre la contradiction entre ces deux passages, certaines légendes sémites prouvent l’existence d’une « autre première femme ». Lilith était donc, à l’Éden, la première femme et la première compagne d’Adam, avant Ève.
Elle précède même la vitalité d’Adam au jardin d’Éden. Plus qu’épouse, elle est simultanément mère, amante et initiatrice. Elle y est femme primordiale, source de toute vie et modèle de toute fécondité. Elle est ainsi la femme qui « enfante l’esprit d’Adam » encore inanimé, puis qui s’unie à lui quand il s’éveille, mère et épouse à la fois, à l’image d’une femme supérieure incluse dans l’Adam androgyne. Les dieux fendirent Adam en deux, moitié mâle moitié femelle, et préparèrent la femme telle qu’on doit la parer pour l’introduire sous le dais nuptial (disque d’honneur dressé sur une estrade, cette table étant généralement surmontée d'une tenture, à la manière d’un lit à baldaquin). Aussitôt que Lilith le vit, elle prit la fuite et se sauva par-delà les mers, prête à fondre sur le monde.
Lilith est « celle qui dit non », celle qui transgresse la Loi divine pour vivre le désir absolu et qui, ne pouvant l’assouvir, s’enferme dans la solitude glacée de son refus, mourant de soif au bord de la fontaine. Lilith n’était pas qu’une femme, c’était aussi Celle qui savait, du fait de sa grande intelligence : elle a mangé du fruit de la connaissance du bien et du mal qui ne l’a pas tuée, elle dit donc que le désir est bon. Lilith apparaît donc comme le serpent de l’arbre des tentations qui fascine et éveille le désir de la connaissance qui rendrait égal aux dieux. La conscience scelle donc la fin de l’innocence édénique et la femme-serpent, à la beauté souveraine, signifie toutes les pertes de l’homme, éperdu d’amour pour elle.

Lilith est la Rebelle, elle est cette première femme qui précède celle qui assumera le rôle de l’épouse inférieure, plus apte à se conformer à la loi conjugale. Lilith rejette cette loi de domination masculine, elle revendique la plénitude du désir. Elle sera donc la grande prostituée de Babylone, la future démone et sorcière qui brûlera sur les bûchers du désir collectif refoulé. Elle qui est souvent représentée avec son vagin sur le front, elle gouvernera tout ce qui est désormais jugé impur. Elle est donc un repoussoir pour que les femmes acceptent leur rôle d’épouse soumise aux lois du mariage et de la maternité. On la stigmatise comme étant une femme qui ne recule pas devant le fait de dévorer ses amants, n’hésitant jamais à marier l’amour avec la mort, exprimant ainsi la part maudite de l’anima masculine. Lilith est ainsi l’incarnation de la « lune noire » (le deuxième satellite de la Terre, incarnant l'immoralisme, la perversité et le désespoir, toujours invisible car en opposition avec la vraie Lune), de la capacité de chacune de refuser la sexualité bridée par la loi sociale ou divine afin d’aller vers la plus grande et la plus libre transcendance en brisant les interdits.
Adam et Lilith ont été créés, de manière égale. Pour autant, Lilith est toujours décrite ou perçue comme une maîtresse femme qui a un fort ascendant sur Adam et un appétit sexuel insatiable. Entre eux naquit un différent dont le prétexte fut la manière dont ils feraient l’amour (elle refuse de se tenir au-dessous de lui quand ils font l’amour), dissimulant de façon symbolique le conflit des prétentions à la suprématie sociale. Lilith contesta les revendications de son mari à être le chef. Elle voulait l’équivalence de ses droits au sein du couple.

Adam se serait séparé de Lilith pour plusieurs raisons, toutes d’ordre sexuel :
1.    Lilith refusait de voir son corps déformé par les grossesses et pratiquait la contraception voire peut-être l’avortement (ce qui va à l’encontre du Commandement formulé plus tard dans la Bible « Croissez et multipliez-vous ») ;
2.    Adam soupçonnait Lilith, l’insatiable, de forniquer avec les incubes (démons mâles), contrevenant ainsi au Commandement « Tu n’auras d’autres époux que ton époux » ;
3.    Adam ne souhaitait pratiquer les relations sexuelles principalement ou uniquement en s’en tenant à la position du missionnaire. Mais Lilith, elle, rejetait les postures les plus classiques (qui donnaient toutes la supériorité à l’homme durant l’acte sexuel). Lilith revendiquait ainsi clairement son statut de « paire » ;
4.    Finalement, Lilith, lasse de subir les reproches, les scènes et les exigences de son compagnon, se révolta ouvertement.

Devant l’intransigeance d’Adam, elle invoque le nom de l’Ineffable, et reçut miraculeusement des ailes. Elle s’en fut par les airs hors du jardin d’Éden. Adam a le cœur brisé. Ému, le créateur envois trois anges à la recherche de Lilith. Mais elle ne veut rien entendre, malgré la sentence du seigneur qui est qu’elle mettra au monde de nombreux enfants et que 100 de ses fils mourront chaque jour. Elle est donc celle qui dit non à la fois à la position que lui propose l’homme dans leur couple et à la fois à la tentative de réconciliation du créateur lui ordonnant de se plier au désir de l’homme Elle est désespérée et pense mettre un terme à son malheur en se jetant dans la Mer Rouge. Mus par le remord, les anges lui donnent tout pouvoir sur les enfants nouveau-nés, pendant 8 jours après leur naissance pour les garçons (jusqu’à la circoncision) et 20 pour les filles ; en outre elle a un pouvoir illimité sur les enfants nés hors mariage.

Moralement comme psychiquement, Lilith fonctionne alternativement comme image du démon sexuel et comme femme fatale, stérile, là où Ève est davantage vue comme la femme docile à l’homme, aussi idéale que génitrice.
Lilith fut ainsi stigmatisée comme une femme frigide, dont l’insatisfaction sexuelle n’est que le reflet de sa négativité. Femme cherchant une voie entre ou au-delà de celle de la vierge, de la mère ou de la putain que lui offrent ses amants, elle est finalement seule, frustrée et frigide, fantasmant à jamais un bonheur impossible et signant, à travers l’échec d’un couple, celui de la féminité.
Il est d’ailleurs à noter que les développements subtils de l'Eros sont sous la gouverne du royaume de la nuit, de l'obscurité, car c'est de nuit qu'ont lieux les changements d'état de la conscience. De même, les processus de sacralisation et d'évocation de l'Eros, dont le mariage comme mystère (alias les hiérogamies et la prostitution sacrée), en sont les représentations du monde, peuvent se prolonger de façon ténébreuse par l'incubat et le succubat. L'incube et le succube sont deux formes spectrales d'un hermaphrodisme convertible : il s'agit de l'union de deux formes tendancielles des deux principes masculin et féminin, pouvoir évocatoire de l'imagination permettant le contact avec les puissances suprasensibles du sexe.

En tant que femme supplantée ou abandonnée, au bénéfice d’une autre femme, Lilith représente les haines familiales, la dissension des couples et l’inimitié des enfants. Dévorée elle-même par la jalousie, elle tue les nouveau-nés allant jusqu’à les dévorer, s’enivrant de leur sang. Ce cannibalisme va de pair souvent avec un épuisement des forces vives de la victime, qui ne fait que conclure l’épuisement sexuel. Ce trait dissimule toute une problématique de stérilité charnelle et spirituelle.
Autour de Lilith, deux thèmes, deux pôles, servent de repères à la lecture mythologique : l’avalage et le vol. A travers toutes les diverses formes d’avalage, en fin de compte c’est le ventre que le mythe désigne en permanence. Le ventre digestif, lieu privilégié des transformations vitales (voir alchimie par exemple), est également utérin. Ce refuge bienheureux peut cependant se faire prison, il n’abandonne pas sa proie facilement. Souvent, l’initié devra pourtant pénétrer dans une caverne avant d’en ressortir avec une connaissance rénovée, comme le montrent de nombreux rituels de passage qui comportent un séjour dans une grotte ou un substitut (four, fosse, forêt), symbole d’une renaissance après la mort spirituelle de son ancienne perception (désir que l’épreuve de la mort vienne combler la jouissance de la vie et que l’expérience du remords vienne couronner la découverte du plaisir). Le fond contient le trésor caché de la science nouvelle, la science du moi intérieur, mais il est défendu par ses hôtes funestes ou malins.
Le confinement de la caverne est l’antithèse du caractère illimité des expansions aériennes. Les cieux ont de tout temps été le refuge des dieux et du merveilleux. L’oiseau est protégé des dieux avec lesquels il entretient une relation de connivence. L’aile est bien évidemment symbole aérien par excellence, de plus liée à la notion de communication entre hommes et dieux. Le vol est aussi verticalité, érection, virilité, force et séduction. Le vol ascensionnel est seul capable d’assurer la reconquête du paradis primordial, situé en haut, et de nous reporter dans les conditions d’avant la chute.
Lilith est donc fantasmes d’origine et de retour, toujours plus ou moins chargés de relents incestueux ; fantasmes de chute et de perdition, toujours plus ou moins teintés d’agressivité et de culpabilité. Tous ces fantasmes s’articulent autour des représentations de la femme ambiguë.
Dans ces siècles techniques (développement de la métallurgie du cuivre, des systèmes d’irrigation, etc.), classiquement symbolisés par la conquête du feu (représentant la prise de conscience du masculin et de sa foudre dans le processus de reproduction) et une influence prométhéenne, Lilith, séductrice et prolifère, fut le symbole de la société moderne de l’époque, en précaire équilibre entre la chair et l’esprit, entre la régression toujours menaçante (abandon des chefferies voire retour au nomadisme) et l’exaltation parfois perverse de la raison. Comme Lilith, la civilisation technique se révèle simultanément séductrice et terrifiante, prolifique et stérile : la technologie engendre l’urbanisation et la désertification des campagnes, forme de stérilité ; l’urbanisation délirante engendre ségrégation sociale, elle même source de frustration et d’angoisses.
Dans le même temps qu’enseignant la parole, elle engendre la violence.
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7 septembre 2009 1 07 /09 /septembre /2009 19:43
Avec le début de la Néolithisation (vers -12 000 au Proche-Orient), apparaît toute une série de mythes, créateurs d’un nouvel ordre social. Pour un groupe domestique disposant d’un toit, d’un foyer et d’un silo, la plus grande difficulté était de préserver la récolte issue de ses propres semis du « droit de cueillette » des autres groupes, de soustraire ses animaux d’élevage à leur « droit de chasse », puis de répartir les fruits des travaux agricoles entre les membres du groupe, non seulement au quotidien mais encore lors de la disparition des aînés, du mariage des jeunes et de la subdivision du groupe. Dans ces sociétés patriarcales (pour ne pas dire machistes), semi-nomades, l’organisation complexe croise des liens de parenté (clans et lignages familiaux), territoriaux (camps) et unités politiques (tribus). Les changements intervenus dans l’habitat, le mobilier, les sépultures et l’art témoignent de l’importance des transformations qui eurent lieu dans l’organisation (accroissement de la population, agrandissement des villages, extension des zones cultivées) et la culture de ces sociétés (domestication d’autres êtres vivants, nouvelles technologies, transformation de l’habitat, culte des ancêtres et du concept de Grande Mère / terre nourricière qui assure la fertilité et donc de bonnes récoltes et assez de proies). Les groupes sédentaires devenus agriculteurs obéissaient, encore plus qu’avant, à de nouvelles règles sociales permettant leur propre reproduction (tant culturelle que sexuelle), ainsi que la reproduction proportionnée des lignées de plantes cultivées et d’animaux domestiques dont dépendait leur survie.

 

Un étonnant bestiaire se met en place, à travers la sculpture architecturale monumentale (Göbekli Tepe, en Anatolie : plus ancien temple de pierre jamais découvert, datation estimée entre – 11 500 et -10 000), la gravure sur vases en pierre ou le modelage de figurines en argile. Souvent, les piliers sont pourvus de reliefs qui représentent des lions (animaux de domination, masculins, liés au soleil), des taureaux (animaux reproducteurs, féminins, liés à la Lune), des ânes sauvages (animaux humbles et doux, porteurs de la sagesse suprême), des canards (animaux de couples, érotiques), qui exterminent les serpents (animaux du chaos originel, opposés en tout, jour/nuit, bien/mal, vie/mort, féminin/masculin).

Près de ces piliers ont eu lieu des rites initiatiques, notamment de passage à l’âge adulte, avec transmission du savoir culturel via les mythes (interdits aux enfants).

Pendant ce temps-là, des pétroglyphes au sud du lac de Van (Arménie) renouvellent les peintures paléolithiques des grottes cantabriques (la Cantabrie est une région du Nord-centre espagnol, entourée par le Pays basque et les Asturies, bordée par la mer Cantabrique dans le golfe de Gascogne) et celles de l’Oural, décrivant des scènes de chasse aux capridés, cervidés et renards.

Les grandes œuvres sculptées de Nevali Çori poursuivent la tradition iconographique déjà connu à Göbekli Tepe, mais s’en détachent parce que la représentation de l’être humain, qui exprime une nouvelle conscience et une modification de la conception spirituelle du monde, passe au premier plan. Une manière particulière de gestion économique est accompagnée d’une pratique magicienne et spirituelle, qui se répercutent dans l’art. Les mythes, figurés par l’art, représentent pour tous les membres de la communauté des supports susceptibles de leur révéler les grandes vérités sur le monde tout en déterminant leur comportement dans la vie quotidienne (également, voire notamment, sexuel).

En commençant à maîtriser la Nature, l’humain découvre son devenir supra psychique, considérant qu’il possède une conscience ontologique (étude de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire étude des propriétés générales de ce qui existe) qui ne se dévoilera parfaitement qu’à la condition d’assujettir nos fonctions d’esprit. Ces fonctions ainsi domptées perdront l’animalité qui en faisait des ennemis (lutte entre l’animal qui est en nous et l’humain « supérieur » : subconscient Vs inconscient) et gagneront des qualités initiatiques qui les ennobliront à l’état d’alliées spirituelles (l’inconscient d’une humanité Collective, épuré des bas instincts du subconscient, guidera la conscience individuelle vers des jours toujours meilleurs). A la lumière du mythe, les animaux créateur du monde nous éclairent de leur symbolisme spirituel : lorsque le serpent est enroulé autour de l’œuf primordial, il n’est plus question de lui broyer la tête sous le talon, lorsque le vautour accompagne l’âme du défunt, il n’est plus question de le traiter de charognard.

 

De son côté et parallèlement, le Khiamien du Levant ne serait que la phase finale du Natoufien (premier lieu de sédentarisation au Proche-Orient, vers -12 000) si des traits nouveaux n’apparaissaient à cette époque : des statuettes anthropomorphes en pierre ou en terre cuite, moins schématiques et plus nombreuses que les quelques représentations natoufiennes, presque toutes zoomorphes. La représentation humaine occupe une place croissante, reflet probable de la socialisation de plus en plus forte de l’individu.

Ce bouleversement mental est sans rapport avec les nouveautés techniques postérieures, apparition de l’agriculture et de l’élevage. Ces figurines témoignent seulement de l’apparition de l’humain au sein d’un répertoire qui était, auparavant, presque exclusivement animalier. Ces statuettes, dépourvues de tout attribut spécifique, n’indiquent qu’à peine le visage, stylisé de façon vigoureuse, mais peu reconnaissable. Cet humain est assez déshumanisé. Il évite une représentation réaliste du visage, régulièrement simplifié. Il n’en demeure pas moins que la femme entre définitivement dans le répertoire artistique de l’Orient ancien, avant toute représentation masculine. Il reste aussi que ces nouveautés ne sont nullement accompagnées de bouleversements des modes de subsistance (en tout cas pas de suite) et que le spirituel semble évoluer indépendamment du technique ou de l’économique. Pour autant, cette nouveauté est assez radicale dans l’évolution des comportements humains au début du -IXè millénaire.

Les sites khiamiens, qui n’ont restitué aucune figure animale, ont livré plusieurs statuettes féminines dont les caractères sexuels sont soulignés avec netteté. Huit figurines en pierre et en terre cuite de la phase suivante (-9 500 à -9 000) ont un caractère féminin encore plus explicite. On y a vu les ancêtres des « déesses-mères », dont les représentations, dans les styles les plus divers, jalonneront ensuite l’histoire des productions artistiques de l’Orient ancien jusqu’aux versions hellénisées.

Les statuettes khiamiennes sont assez analogues, avec leurs traits sexuels accentués (liés symboliquement à la croissance, à la graine ; la vulve est un symbole qui offre une sécurité, de la créativité, de la continuité et de la fertilité), aux « Vénus » du Paléolithique occidental. Sur certains sites khiamiens apparaît également une autre pratique : des crânes d’aurochs (de bœufs sauvages) sont enfouis dans les maisons au sein de banquettes de pisé courant le long des murs. Durant tout le -IXè millénaire, les habitants de Mureybet ont enfouis des cornes d’aurochs dans les murs de leur maison.

Ces deux personnages (Terre-Mère nourricière et taureau/aurochs fertiliseur), véritable couple spirituel, apparaissent aux environs de -9 500 au sein des villages préagricoles khiamiens, les derniers chasseurs-collecteurs du Levant. La Grande Déesse est une sorte de figure cosmogonique, créatrice du monde, symbole de l’unité de la nature, patronne de la régénération vitale et de l’incessant renouveau vie-mort-vie. En psychologie analytique, la Grande Mère est un des archétypes présents dans la féminité de l'homme (ou anima). Ce personnage féminin que l'homme a en lui, influence le masculin réel de l’homme qui peut se mettre à se développer. Ce processus se nomme l’individuation. Il permet à l'individu de grandir, de murir. Cette femme sage est guide. Cet anima du quatrième niveau, stade le plus élevé, correspond à une sagesse transcendante, sous l'image d’une initiatrice et muse. La dimension féminine entre en étroite relation avec la dimension masculine.

 

 

L’édifice à colonnes de Nevali Çori (-8 550/-8 350) préfigure les temples orientaux et occidentaux des époques historiques. Ainsi, les origines des «  temples » mésopotamiens sont aussi anciennes que le Néolithique PréCéramique anatolien.

Au cours du -VIIIè millénaire, les pratiques funéraires témoignent d’une moindre peur de la mort. La relation avec les disparus est alors empreinte d’une vénération, d’un respect dans lequel entre désormais plus d’affection que de craintes.

Dans la phase de construction la plus récente de l’édifice cultuel de Çayönü (contemporain et proche de Nevali Çori), une tête plus grande que nature, dont l’occiput (os participant à la formation du crâne, partie postérieure et inférieure de la tête, à l’endroit de jointure avec le cou) chauve est entouré d’un serpent, était emmurée dans une niche de la paroi du fond (ce fragment appartenait à une statue masculine qui, dans l’édifice le plus ancien, avait été placée dans une niche pour servir d’image de culte). Une statue ithyphallique (qui a un phallus – pénis – en érection, signe de fertilité et de fécondité) ainsi que des représentations, probablement contemporaines de la phase d’occupation la plus récente de Nevali Çori, se retrouvent là ainsi que déjà à Göbekli Tepe. D’autres exemples de grandes sculptures apparaissent sous forme d’un torse humain et d’un oiseau debout, dont la tête montre un visage humain. La sculpture d’un oiseau, par comparaison avec une statuette similaire de Göbekli Tepe, montre un vautour (animal prophétique, anticipateur des violences entre humains, conducteur des âmes vers le ciel en dévorant les corps).

Ce lien ancien avec le monde animalier se manifeste clairement non seulement à travers la représentation d’êtres hybrides, mais surtout dans une figure composite étonnante qui forme la partie supérieure d’une colonne figurée. Elle se compose de deux figures féminines accroupies, en position antithétique (qui forme une antithèse), qui sont couronnées par un vautour. La longue chevelure retombant au-dessus des épaules, semble être retenue par un filet. L’œuvre toute entière peut être reconstituée sous forme d’une colonne figurée monolithique, semblable à un pilier totémique : se reflète en elle des visions de fertilité, de vie et de mort à l’intérieur desquelles le vautour symbolise le lien entre ce monde et l’au-delà.

Sur un autre pilier apparaît à nouveau un vautour, qui semble attraper une tête humaine (à nouveau une représentation féminine). Le motif rappelle une peinture murale réalisée plus de 1 000 ans plus tard et qui orne la maison des vautours à Çatal Höyük. Cette peinture macabre montre des vautours qui planent au-dessus de corps humains sans têtes. Ainsi, le culte des crânes attesté à Nevali Çori et dans toute l’Asie Antérieure du Néolithique Ancien est en rapport avec ces représentations.

 

Cette conscience nouvelle de l’humain néolithique (symbolisation de la fertilité, de la vie et de la mort) se manifeste dans d’autres petits objets d’art. Les nouveautés par rapport à la culture mésolithique locale précédente ne résident pas tellement dans les formes mais plutôt dans les matériaux employés puisque c’est désormais la terre qui est principalement utilisée et non plus la pierre. C’est dans la terre qu’on jette des semences dont dépend la vie et qu’on ensevelit les morts en position fœtale, avec l’espoir de les voir renaître de son sein maternel ; c’est avec de la terre qu’on revêt les cabanes ou qu’on modèle des objets les plus divers et c’est à la terre que se rattachent les pâturages, les forêts et les minéraux, bref tout ce qui fait la vie d’un paysan. Autant de raisons qui font de la terre un grand symbole aux significations multiples. L’apparition des premiers agriculteurs se rattache en premier lieu au modelage de la terre, et c’est en terre que tous les objets cultuels sont désormais faits : la source de la vie, personnifiée en pierre (matière durable) dans la culture mésolithique, est incarnée par des vases de terre dans la culture des premiers agriculteurs.

Dans les sites de la haute Mésopotamie de la fin du -IXè et du -VIIIè millénaires, comme par exemple sur le Gürcü Tepe qui, visible du Göbekli Tepe, se trouve dans la plaine de Harran-Urfa, le passage au Néolithique est accompli. Les premières communautés d’agriculteurs et d’éleveurs se sont formées au moment même où les succès déjà réalisés dans la domestication d’animaux et la culture de plantes sortent du contexte rituel. Au moment où ils deviennent des biens communs accessibles à tous, les rapports sociaux traditionnels sont abolis, l’art monumental disparaît, le vieux mythe s’écroule et avec lui cette culture : les constructions et les images qui caractérisent le Göbekli Tepe et Nevali Çori sont absentes et, finalement, vers -8 000, les derniers gardiens de Göbekli Tepe font disparaître leurs sanctuaires en les enterrant. La stabilisation du climat chaud et humide y a été d’une grande importance. A l’époque, la vie florissait aussi bien dans les plaines que sur les collines, des clairières alternaient avec des forêts mixtes. C’est la foi en la générosité de la terre qui a incité les communautés locales à développer la production de nourriture et à instaurer la culture agricole néolithique.

 

Parmi les 700 figurines en argile de Çayönü, seuls 30 exemplaires sont de nature zoomorphes, tandis que les 670 autres sont anthropomorphes (une moitié représente des femmes nues, l’autre des figures masculines parfois vêtues d’un pagne). Au Néolithique ancien et moyen, l’art reste un art populaire, artisanal, tandis que la spiritualité est réduite au respect d’un grand nombre de forces élémentaires. Les vases à la panse accentuée ou bombée rappellent ainsi le corps de la femme enceinte ou bien l’outre trop pleine, ce qui permet de penser qu’ils expriment l’idée de fertilité universelle, qu’ils établissent le lien magique corps en gestation – terre, et indiquent les richesses inépuisables de la principale source de la vie. Les motifs et les techniques de décoration indiquent deux aspects de la fertilité : l’épi de blé et la terre labourée. D’autre part, les motifs décoratifs des vases peints (triangle, lignes en zigzag, entrelacs, spirales) symbolisent l’eau qui alimente la terre, des corps astraux et le renouvellement cyclique de la vie. A cette époque, on devine l’importance du principe masculin dans la vie et dans la Nature, ce qui se manifeste par des figurines en colonnette à l’aspect phallique.

 

Une fois l’élevage mieux maîtrisé, dans l’esprit de chaque membre se dessine l’idée de pouvoir troquer une des bêtes élevées pour obtenir des biens extérieurs, au caractère prestigieux et rare, entrevus lors des transhumances hivernales. Ces objets sont aussi alors un symbole fondateur d’une première hiérarchie au sein de la communauté, qui dut permettre de distinguer les pasteurs détenteurs de nouveaux biens culturels des autres membres.

Pour que les bergers puissent réaliser d’autres échanges sans diminuer leur niveau de consommation ni réduire leur capital-troupeau, il leur fut nécessaire d’envisager autrement l’élevage des chèvres. Ils ébauchèrent alors un contrôle des naissances, parvenant même peut-être à synchroniser et maintenir en équilibre une programmation des échanges en fonction de celle des naissances.

Par la suite, au-delà de cette gestion raisonnée du troupeau, se mit en place une gestion avec objectif d’accroissement du cheptel, permettant une ouverture de la communauté pastorale sur de plus fréquents actes d’échanges. Les acquisitions se diversifient alors et s’accroissent, en même temps que le troupeau se développe.

 

À l’opposé de ce mode de vie productif, Çatal Höyük est un lieu insolite, situé dans la plaine de Konya en Anatolie centrale : il s’agit d’un grand tell de plus de 13 ha, recouvrant une agglomération néolithique, établie de -7 400 à -6 150. Cette ville d’environ 5 000 habitants (population énorme en des temps si reculés), associait prédation et production : l’élevage des chèvres et des moutons n’occupe qu’une place mineure. On chasse beaucoup, en particulier l’aurochs. Peut-être commence-t-on à domestiquer le bœuf, que l’on consomme en grande quantité.

Par rapport à Asikli, le recours impressionnant à l’imagerie symbolique (reliefs, bucranes surmodelés, peintures murales, figurines humaines et animales) et l’absence de bâtiments exceptionnels dans un secteur à part, sont des différences majeures. Ici, la conscience mythique s’exprime de manière maximaliste, ce qui correspond à un besoin spécifique de mobiliser les images afin de renforcer l’ordre social, toujours Egalitaire mais vivant de fortes tensions à tendance hiérarchiques. Cette grosse agglomération (qui n’a pas encore franchie le stade urbain, malgré sa taille) présente une structure mêlant intimement habitat ordinaire et habitations rituelles. Ces dernières, chacune au centre de la trentaine de maisons d’une même famille étendue, incarnent l’unité sociale et le lien avec les ancêtres.

Le niveau V (-6 400) marque une rupture dans l’occupation : des espaces publics apparaissent et les bâtiments rituels sont plus accessibles. L’unité est désormais celle de la famille nucléaire, incluse dans le réseau de parenté et le lignage génétique. Le vocabulaire symbolique des bâtiments représente alors la superposition cosmologique d’un monde d’agriculteurs sur l’ordre du monde ancien des chasseurs-collecteurs. Ce sont surtout les sanctuaires ainsi que certains lieux de réunion qui font état de l’extraordinaire complexité de la pensée d’une société considérée comme un métissage d’Eurafricains (Européens ayant traversés le détroit de Gibraltar, avant de vivre au Maghreb puis de migrer, notamment vers l’Anatolie), de Méditerranéens et d’Alpins.

Quant aux rites funéraires, ils sont tout aussi complexes. Les morts, après avoir été exposés aux vautours, étaient enterrés, enveloppés de cuir ou de tissus, sous des plateformes d’argile. Parfois, les squelettes étaient sans crâne, cependant que dans certains sanctuaires des crânes avaient été soigneusement exposés. Dans le cadre d’un culte des ancêtres, les ossements avaient été fréquemment peints en rouge, vert ou bleu.

Une grande quantité de figurines n’indique pas seulement l’exceptionnelle imagination et talent artistique de leurs créateurs, mais aussi la naissance des mythes et la diffusion soudaine des pratiques magiques et spirituelles.

La diversité thématique des figurines anthropomorphes et le développement de leur style depuis les formes naturalistes jusqu’aux formes abstraites en passant par les formes réalistes témoignent sans équivoque que la magie primitive a été dépassé, autrement dit, que des idées spirituelles précises se sont formées.

Certaines figures d’Anatolie du Sud-Est, des cervidés, des bovidés, des bucranes en grand nombre ou des femmes à longue chevelure ou tête étirée, évoquent un monde assez lointain. Elles ne sont pas sans rapport avec des représentations de Çatal Hüyük, voire avec des images peintes sur les vases des cultures mésopotamiennes de Samarra et Halaf (les orbites du crâne d’une femme ont été garnies de coquilles, ce qui n’est pas sans évoquer les crânes plâtrés de Jéricho et de Palestine du PPNB : les rites de Çatal Höyük en dérivent en droite ligne). Il existe également un rapprochement avec les stèles de Göbekli Tepe, qui sont ornées de reliefs représentant des bovidés, des oiseaux, des bucranes et des serpents. Le serpent a été associé au féminin, et tout particulièrement à la Grande Mère (puis aux Déesses-Mères). Son mouvement ondulatoire et sa forme l’associent à l'énergie sexuelle ; ses résurrections périodiques et ses mues l'associent aux phases de la lune qui incarnent le pouvoir régénérateur des eaux, mais aussi énergies latentes renfermées dans le sein de la terre. Il représente la force vitale, étant à la fois créateur et destructeur ; il est de ce fait d’essence supérieure.

 

Entre -8 000 et -7 000, on est conduit à s’interroger sur l’univers mental des populations du PPNB. L’architecture traduit ces nouvelles structures sociales. La distinction du profane et du spirituel n’a aucun sens à cette époque. Le répertoire iconographique renvoie à la sphère du mythe, voire du simple chamanisme. Les villageois chassent encore beaucoup et les fondements de leur organisation sociale ne devaient pas être éloignés du mode de vie des chasseurs-collecteurs paléolithiques : sur certaines fresques sont peintes des scènes de chasse aux bovidés et aux cervidés héritées de la Préhistoire, tout comme le sont les empreintes successives de mains.

Le culte de la Grande Mère fait référence au culte primitif de la fertilité tel qu'il semble avoir été universellement pratiqué depuis -40 000 avec les Vénus préhistoriques (à cette époque-là culte du principe féminin). Ce culte, dans lequel la figure féminine tenait une grande place et revêtait une dimension sacrée, consistait essentiellement en une vénération de la Terre, cette dernière incarnant le principe féminin universel, qu’accompagnent d’autres êtres vivants, tels des carnassiers, capridés et serpents. Ce principe était associé au culte du taureau. Alors que l’aurochs préhistorique était considéré comme féminin, envisagée dans sa valeur maternelle, la puissance du taureau évoque ici la nature qu’on ne savait pas encore dominer, y compris en terme de sexualité humaine. Ici, on peut le considérer soit comme le versant masculin de la Grande Mère, perçue comme androgyne (« Mère au pénis » en somme), soit ce versant autonomisé qui accède alors à la dignité de compagnon/parèdre égal de la Grande Mère.

À l'origine il n'y avait que Nammou, la mer primitive, l'océan cosmique. Elle engendra An et Ki, le ciel et la terre. Ils étaient « réunis comme une montagne dont la base était les assises de la Terre et la cime le sommet du Ciel ». L'image de la montagne traduit l'union du Ciel et de la Terre, autant qu'elle évoque le sexe féminin de la terre dans laquelle un pénis divin peut s'enfoncer : c'est le lieu de conjonction, union sexuelle où le Ciel « verse la semence » dans le sein de la Terre comparée à une « vache féconde qui donne naissance aux plantes de vie ». Il faut noter que An et Ki sont ainsi étroitement unis, restent indistincts, tels « deux jumeaux ». Cette indistinction rappelle celle de la mer primitive dont ils procèdent, conjonction de deux éléments du même avec le même.

 

On pourrait parler de société « matristique » pour désigner un type de société qui perdura jusqu'au début des temps historiques (vers -3 000) où le patriarcat se serait peu à peu institué. Le système qui a existé dans la culture « matristique » était une société équilibrée (contrairement au mythe, irréel, du matriarcat), les femmes n'étaient pas si puissantes qu'elles auraient usurpé tout qui ce qui était masculin. Les hommes étaient à leur position légitime, ils effectuaient leur propre travail, ils avaient leurs fonctions et ils ont également eu leur propre puissance. Mais la Grande mère était créative, elle crée d'elle-même tout et tous.

Ce système ne se basait pas sur une discrimination sexuelle, mais sur l'importance accordée au féminin, la femme incarnant la reproduction de l'espèce et son espoir de pérennité dans une dimension temporelle qui n'était pas linéaire comme elle le devint avec le patriarcat, mais circulaire et cyclique où prend naissance le mythe de « l'éternel retour ». L'éternel retour est une notion d'origine mésopotamienne, d'après laquelle l'histoire du monde se déroule de façon cyclique. Après 25 920 années solaires (« Grande Année », découpée en douze mois cosmiques de 2 160 ans), une même suite d'événements se répète, identique à la précédente, avec des éléments recomposés. Les Anciens avaient découvert que les révolutions des planètes, les révolutions annuelles du Soleil et de la Lune sont des sous-multiples d'une même période commune, la Grande Année, au terme de laquelle le Soleil, la Lune et les planètes reprennent leur position initiale par rapport aux étoiles fixes. Ils en conclurent que la vie de l'univers est périodique, qu'elle repasse éternellement par les mêmes phases, suivant un rythme perpétuel.

 

La Grande Mère désigne la mère de tout être vivant, présidant aux processus naturels de fertilité et de fécondité. Figure féminine aux caractères sexuels hypertrophiés, elle dépassait largement les divinités masculines (qui avaient même fini par disparaître tout à fait avec le temps). « Maîtresse des animaux », représentée entre deux lions (symboles de la force masculine liée au soleil, les cornes du taureau – bucrane – représentant quant à elle le croissant de lune ou servant de berceau de cet astre), la Grande Mère se présente comme l’esprit suprême d'une religion naturaliste, où elle était regardée comme le principe de toute vie (principe du « Féminin sacré »). La soumission du roi des animaux symbolise la domination que la Grande Mère exerce sur la nature entière. Elle n'est pas seulement la mère des animaux, sa domination est aussi complète sur le monde végétal, les esprits, mais aussi sur les humains : elle les nourrit, les guérit de la maladie, assure leur reproduction et leur fertilité. On lui consacre les arbres verts, pin ou sapin, symboles d'éternelle jeunesse (et axes du monde) puisqu’elle est en rapport direct avec l'élément humide (l’eau comme élément de fertilité ou le ciel, plus tard symbolisé par le taureau) qui féconde la terre (donc elle-même). Pour en rendre compte, toute une série de cultes liés à la fécondité a été établie. La Grande Mère, seule ou avec son taureau (son égal ou son parèdre complémentaire), intégrée à tout un ensemble de mythe, participe directement ou indirectement à un grand mythe de la création.

Au sein des sociétés profondément Egalitaire que sont celles du Néolithique commençant (mais pas toutes), le monde du symbole est très présent et traduit la force nouvelle des structures Collectives d’un village. Le nouveau mode de production conduit à la mise en place d’une structure adaptée, une Communauté Domestique Agricole. Ce genre de formation se caractérise entre autres par des communautés que l’on dit lignagères, et qui sont organisées à partir du concept d’aînesse, la parenté définissant à la fois le groupe et sa structuration. Les greniers étaient évidemment communautaires et, parce que la communauté avait un représentant, celui-ci jouait un rôle dans le contrôle du grain. Indépendamment du fait que l’aîné a plutôt une autorité morale qu’un réel pouvoir, il ne gère en fait les greniers que parce qu’il est l’aîné. Il n’a aucune raison de profiter de la situation et en serait-il même tenté, il risquerait fort de se faire remplacer. Il se sert de la gestion des greniers pour asseoir son autorité morale, mais cette gestion, parce qu’elle est lourde, fait rapidement place à la gestion des femmes. On ne maîtrise donc que les moyens de reproduction : les personnages importants n’exercent leur contrôle que sur la circulation et l’échange des femmes (ou des hommes, tout dépend si la filiation est patrilocale – les hommes restent sur place – ou matrilocale, les Mésopotamiens étant plutôt patri et les Anatoliens matri). La plupart du temps, lorsque les communautés s’accroissent, elles se fragmentent et certains groupes vont s’établir ailleurs dans un monde sous-peuplé. Aussi peut-on parler, du -VIè au -IVè millénaire, de l’apogée des cultures villageoises, qui a permis un important essor démographique.

Les grands groupes de parenté, véritables lignages, semblent jouer un rôle de premier plan. Si la chasse est une activité toujours masculine, la collecte n’est plus l’occupation principale des femmes. En effet, le rôle alloué désormais à la femme est d’accoucher de fils mâles, destinés à être échangés contre les mâles d’autres clans à la génération suivante pour créer des alliances. La femme, bras ouverts et jambes écartées, donne naissance, le taureau renvoie à la chasse ou à l’élevage. Pour autant, la femme engendre souvent des taureaux ou des têtes de taureaux : la fécondité féminine (Grande Mère) engendre des fils mâles (taureau). Ce n’est pas la fécondité qui est importante, c’est la filiation. Les pilastres ornés qui encadrent les reliefs n’ont qu’un sens symbolique, pas architectural. Chaque pilastre représente un lignage. L’insertion d’une femme entre deux pilastres souligne l’alliance entre deux lignages, car une telle société ne peut se reproduire et se développer que par l’exogamie (recherche de partenaires en-dehors du groupe) et donc l’alliance. La femme représente donc la parenté, par la filiation et l’alliance des lignages, c’est-à-dire les deux principes qui permettent à toute société de se reproduire.

 

Pour autant, la spiritualité de la Grande Mère n’était pas qu’un rite de fertilité, importante pour la continuité de la vie sur terre, mais elle était aussi au sujet de la vie, de la mort et de la régénération.

Ainsi, concernant le grand taureau environné de petits personnages, il est l’image de la société environnée d’ennemis.

Les reliefs expriment un discours relatif aux règles qui fondent l’ordre social. On trouve également de grands vautours aux ailes déployées poursuivant des humains sans tête, tandis qu’ailleurs des seins en relief contiennent les squelettes de ces mêmes rapaces. Enfin, toujours sculptés, face à face, deux léopards (ou autres félins ailleurs, tels que des lions) s’associent à la Grande Mère en tant que « Maîtresse des Animaux ». Ces peintures ne sont maléfiques qu’en apparence. Elles annoncent en réalité la survie de la société et la perpétuation du système. Les représentations géométriques (losanges, triangles, points, zigzags, croix), loin d’être purement décoratives, renvoient au même système symbolique. Tout n’évoque que le principe générateur conçu comme féminin et son produit, présenté comme masculin. Cette iconographie permet de rappeler les valeurs qui fondent l’ordre social.

Les éléments décoratifs, figuratifs ou non, qu’ils soient en relief ou peints, se rangent en deux catégories qui ont trait respectivement à un principe (représenté par une parturiente – femme en train d’accoucher – sous son aspect positif et créateur, par un fauve sous son aspect négatif et destructeur), et à son produit, conçu comme masculin et représenté par un taureau (ou un bucrane : dans les mythologies orientales il supporte de ses cornes la voûte céleste).

En fonction de quelques règles de composition simples, ces éléments se combinent pour former un discours parfaitement cohérent qui se développe selon deux axes : celui de l’alliance, horizontal et relatif à l’espace, et celui de la parenté et de la filiation, lié au temps, et par là au cycle de la vie et de la mort. De façon à la fois synthétique et abstraite, cet ensemble iconographique permet à ses auteurs de rappeler avec entêtement leurs valeurs fondamentales. Il n’est question que du processus de régénération sociale à travers l’alliance, c’est-à-dire des règles qui fondent l’ordre social et auxquelles chacun doit se conformer pour que tous survivent. En réalité, il s’agit de présenter la règle exogamique (recherche d’un partenaire masculin dans une autre communauté) comme aussi naturelle que l’union d’un homme et d’une femme pour la procréation, ou que la vie et la mort. En effet, dans une communauté élargie telle qu’elle se présente sous la forme d’une petite « ville » (d’une grosse bourgade plutôt), les tentations sont fortes de se marier en interne, ce qui pousse inexorablement à créer des lignages plus puissants que d’autres et à vivre en autarcie, en vase clos, replié sur soi.

Les crânes isolés et les squelettes sans crânes enfouis sous les banquettes de Çatal Höyük témoignent de la vénération des ancêtres. Ils soulignent que le lignage et la référence aux ancêtres jouent un rôle important. On ne parle pas de relations au « divin », mais d’organisation sociale. On ne trouvait à Çatal Hüyük ni castes, ni classes sociales, mais seulement des clans et des lignages qui partageaient le territoire de la tribu. Quel fut le rôle de la parenté dans la formation et la reproduction des liens unissant cette nouvelle tribu ? Le principe de descendance est patrilinéaire (héritage du statut social par le père), mais clairement matrilocal (la mère reste dans la communauté, le père vient d’un autre clan, complètement extérieur). Tous ceux, hommes et femmes, qui descendent par les femmes d’un même ancêtre fondateur appartiennent à un même clan et selon la position de leurs ancêtres, aînées ou cadettes, ils forment des lignages différents. Ceux-ci comprennent plusieurs familles. Ni les familles, ni les lignages, ni les clans ne s’autoreproduisent : les mariages se font avec d’autres familles, appartenant à d’autres clans. Ce principe est complété par un autre dont l’application pourrait a priori sembler être capable de lier tous les clans entre eux. C’est l’interdiction pour deux frères de se marier dans le même clan, ainsi que d’épouser une femme du lignage du clan dont est issue leur mère, bref de reproduire l’alliance qu’avait faite leur père. Du fait de ces principes, chaque lignage est poussé à multiplier et diversifier ses alliances. Celles-ci sont la raison d’être de multiples échanges réciproques de biens et de services entre les lignages alliés, échanges qui se poursuivent pendant plusieurs générations. Familles, lignages et clans possèdent en commun des fractions de territoire où ils cultivent des jardins et chassent. Chaque lignage produit la plus grande partie des ressources nécessaires à son existence sociale, par ses propres forces et avec l’aide de ses alliés. Chaque lignage Coopérait avec quelques autres. Les activités économiques créaient donc une dépendance limitée entre ces lignages associés, mais celle-ci ne pouvait jamais s’étendre à la société tout entière et de plus cette dépendance existait aussi vers l’extérieur.

Régulièrement, tous les lignages et tous les villages se mobilisaient pendant plusieurs mois pour produire tout ce qui était matériellement nécessaire à l’initiation des jeunes (garçons : fabriquer des guerriers et des chamanes, capables de défendre la société contre les forces qui la menacent, tribus voisines ou puissances spirituelles hostiles ; filles : en faire des femmes dures au travail et des mères fécondes) et recevoir dignement les centaines de visiteurs des tribus voisines, amies ou ennemies. Ces initiations gouvernaient des rapports sociaux qu’en Occident, aujourd’hui, on appelle politico-religieux. Ils légitimaient la place dominante des hommes (mais une position fondamentale de la femme, donneuse de vie) et le monopole qu’ils exerçaient sur le commerce avec les dieux et les esprits de la nature. Leur symbole est la grande maison où se tiennent les rites, à l’abri du regard des femmes. Le sanctuaire est appelé le « corps » de la tribu dont chaque poteau représente un jeune initié. Les maîtres des cérémonies détiennent les objets sacrés et les formules reçues de l’esprit supérieur par leur ancêtre mythique, et qui permettent d’initier les jeunes. Leur savoir est si précieux que s’ils mourraient sans avoir transmis ce savoir, la tribu serait condamnée à disparaître. L’unité de la société repose donc sur le partage d’un ensemble de représentations spirituelles et sur l’organisation du pouvoir qui en découle. Comme dans la plupart des sociétés, c’est un noyau de « représentations imaginaires » qui soutient les rapports politiques garantissant son unité. Et ces représentations imaginaires, produits de la pensée, sont transformées en réalités visibles, concrètes et donc socialement efficaces par les pratiques symboliques qui témoignent à la fois de leur existence et de leur vérité, c’est-à-dire par les rites des initiations masculines et féminines auxquelles tous et toutes participent mais aussi par les initiations périodiques des chamanes qui ne concernent qu’un petit nombre d’individus, hommes et femmes.

La bourgade, devenue un grand marché (non seulement grâce à la valeur de ses propres produits, mais aussi grâce aux matières premières rares et aux objets importés), devint en même temps un grand centre spirituel et artistique, qui exerça une influence capitale sur les populations – multiples et variées – environnantes.

Les pesanteurs sont telles que ce répertoire iconographique symbolique a perduré à travers l’art oriental. La culture de Halaf, au -VIè millénaire, couvrira ses vases de silhouettes féminines et de bucranes. La céramique peinte des -Vè et -IVè millénaires a puisé dans ce répertoire jusqu’au début du -IIIè millénaire. La Mésopotamie historique est encore imprégnée du répertoire néolithique, qui plonge lui-même ses racines dans la tradition paléolithique.
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20 juillet 2009 1 20 /07 /juillet /2009 10:30
Les vestiges d’Hohle Fels, de Vogelherd ainsi que de la grotte voisine de Geissenklösterle attestent l’existence d’une tradition musicale au cours de l’Aurignacien, lors des toutes premières installations des humains modernes dans la région du Danube septentrional. Le développement d’une tradition musicale à l’Aurignacien s’est fait conjointement à l’apparition d’un premier art figuratif et de nombreuses innovations, incluant une large collection d’ornements personnels, ainsi que de nouvelles techniques lithiques et organiques. Aucun effet direct sur l’économie ou la reproduction ne peut être imputée à l’existence d’une tradition musicale chez les populations du Paléolithique supérieur, mais la musique aurait sensiblement contribué à améliorer la cohésion sociale et de nouvelles formes de communication. Indirectement, cela aurait ainsi favorisé l’expansion démographique des humains modernes contrastant en cela avec les traditions culturelles plus conservatrices des populations néandertaliennes.

 

Sur le site de Hohle Fels la vallée de l'Ach (dans le sud-ouest de l'Allemagne), on a découvert une statuette sculptée dans de l'ivoire de mammouth datée d'environ -33 000 ans (dépôts de l'Aurignacien, période culturelle d’il y a 37 000 à 29 000 ans), la plus vieille représentation connue du corps féminin. Avant cette découverte, les animaux et les images thérianthropiques (d'humains-animaux, notamment la femme-lionne) dominaient dans cette région : les images de femmes étaient complètement absentes dans l'Aurignacien souabe et rares au Paléolithique supérieur (d’autant plus que cette œuvre d'art est antérieure d'au moins 5 000 ans aux Vénus bien connues du Gravettien – il y a 29 000 à 22 000 ans – comme la Vénus de Lespugue, découverte en Haute-Garonne et qui est vieille d'environ 25 000 ans). Cette Vénus du Jura souabe a été retrouvée à 20 mètres de l'entrée de la grotte, mesure près de 6 cm de long, 3,5 cm de large, un peu plus de 3 cm d'épaisseur et pèse 33 grammes. Ce corps de femme est doté d'une opulente poitrine et de larges hanches, les fesses et les parties génitales sont disproportionnellement grandes et détaillées. Ainsi, la clarté des attributs sexuels fait penser qu'il s'agit d'une expression de la fertilité.

 

La localisation d’une flûte en os à seulement 70 cm de la figurine féminine du même âge suggère l'existence d'un lien contextuel entre ces deux vestiges.

Cette grande flûte à cinq trous avait été fabriquée dans un radius (os long de l’extrémité de l’aile) de vautour fauve (sachant qu’on a également retrouvé une flûte en ivoire a été retrouvé dans la vallée de Lone, la technique de confection à partir de cette matière étant autrement plus complexe que celle à partir d'un os d'oiseau) et témoigne du fait que les tout premiers Homo sapiens jouaient déjà de la musique (des flûtes en os d'oiseaux avaient également été exhumées sur le site d'Isturitz dans les Pyrénées françaises).

 

Plus proche de nous, la tradition sémitique nous apprend que d’origine divine, la musique serait directement liée à la création du premier Homme, Adam.

Au début de la Genèse (de source notamment suméro-sémitique), Caïn (« forgeron » ou encore « j'ai acquis »), fils aîné d'Adam et Ève, tue son frère cadet Abel (souffle, vapeur, existence précaire) par jalousie. Cultivateur, l'offrande agricole qu'il fait à Dieu n'est pas agréée, à la différence de celle d'Abel (des premiers-nés de son troupeau et leur graisse : don de la vie et du sang, liés à la fertilité humaine). Caïn en est irrité, Dieu le lui reproche, et l'invite à changer d'attitude. Cependant Caïn tue son frère dans un excès de jalousie. Cela pourrait représenter des conflits anciens entre des cultures de type Chasseur-cueilleur ou d'éleveurs nomades, face aux cultures nouvelles se développant chez les peuples se sédentarisant grâce à l'agriculture et à un élevage non nomade. Le mythe pourrait décrire symboliquement le fait que l'agriculteur interdise à son frère nomade l'accès aux terres (et eaux) les plus riches, désormais de plus en plus exclusivement réservés et dédiés à l'agriculture, à la pisciculture et à la coupe du bois puis à la sylviculture... au détriment de l'itinérance vitale aux nomades et possesseurs de troupeaux itinérants. On pourrait alors parallèlement voir dans ce mythe l'opposition entre d’une part les cultures nouvelles de l'espace privatisé (marqué par les clôtures, les contrats de propriété et une gestion défensive de l’espace) et d’autre part les cultures de l'espace partagé (géré selon la coutume et d’autres modes de gestion des conflits). Caïn sera souvent représenté vêtu d'une peau de bête, évoquant l'animal, le chasseur, ou un caractère « sauvage », voire la violence potentiellement explicative de ce mythe du premier meurtre. Le mythe pourrait alors - de ce point de vue - être à la fois l'expression d'une culpabilité refoulée (Cf. la colère de Dieu, l'Œil de Dieu, etc.), et de deux tendances intérieures - individuelles et collectives - qui chez l'homme s'opposent encore : le civilisé sédentaire, et l'itinérant (doublement refoulé selon cette interprétation du mythe).

Caïn prit le chemin de l'exil et se fixa au pays de la fuite, à l'est d'Éden (dans la Terre de Nod). Il emmena avec lui sa femme, une fille non nommée d'Adam et Ève. Après la naissance d'Hénoch (l’initié), Caïn se mit à bâtir une ville (plutôt le premier village fortifié), qu'il appela d'après le nom de son fils. Ses descendances sont citées en partie et se distinguent par une vie de nomades et d'éleveurs de troupeaux, mais aussi par le maniement d'instruments de musique, dans le martelage d'outils, et dans la pratique de la polygamie et de la violence.

Suivons la Genèse (4:15). « Yahweh répondit : Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois et Yahvé mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point. Caïn se retira de la présence de Yahvé et séjourna au pays de Nod, à l'orient d'Éden. Caïn connut sa femme, qui conçut et enfanta Hénoch. Il devint un constructeur de ville et il donna à la ville le nom de son fils, Hénoch. À Hénoch naquit Irad, et Irad engendra Mehuyaèl, et Mehuyaèl engendra Metushaèl, et Metushaèl engendra Lamek ».

Caïn fut ange de la mort durant 130 ans, errant, pourchassé par la malédiction. Il se présente sous la forme d'un animal ou d'un demi-dieu (comme les Satyres, Dionysos ou Pan, tous liés à la fête et à la sexualité/fertilité). Son aspect signifierait en fait qu'Ève (voire Lilith, la première femme avant Ève, qui aurait copulé avec le serpent) l'aurait eu d'un rapport sexuel avec le démon.

Caïn gémissait et tremblait vu son grand âge. Un des ses descendant devait l'aider à marcher. Lamek qui n'y voyait pas très clair pris Caïn pour un gibier en entendant un animal errant dans la forêt et lui décocha une flèche. Il tua ainsi autant Caïn que son accompagnateur, l’un de ses fils.

Comme les filles de Caïn ne pouvaient pas s'unir aux fils de Seth (suite à la honte jeté sur Caïn), et à cause de la terre restée incultivée (Lamek doit restituer ce que Caïn a perdu, la fertilité du sol), Lamek mit fin à l’autre lignage voisin issu de Caïn afin de préserver son patrimoine, en pratiquant l'inceste (nombres de peuples interdisent l’inceste, sauf pour les dirigeants, afin justement de conserver la communauté au sein d’un même clan royal). Dans la même heure, la terre ouvrit sa bouche et avala les quatre familles (celle d’Hénoch, Irad, Mehuyaël, Metushaël) et Lamek devint l'ange de la mort.

Il s’agit là d’un vieux chant guerrier appelé « le chant de Lamek », premier exemple que nous ayons de poésie hébraïque. C’est un appel à la vengeance. Il revendique, pour une offense faite, une vengeance sans limite. À cette époque, on pouvait exercer une vengeance largement supérieure à l’offense. La loi du Talion, provenant du Code de Hammourabi, limitera cette vengeance en demandant de ne pas exercer une sanction qui la dépasse. C’est ce que nous avons dans le fameux dicton : « Œil pour œil, dent pour dent » (Exode 21,24). Caïn étant l’ancêtre des forgerons, ils ne manqueront effectivement d’armes pour qu’il soit vengé. Lamek dit en effet à ses femmes : « J'ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure ». C'est que Caïn est vengé sept fois, mais Lamek septante-sept fois ! ».

 Ce récit pointe donc le développement du mal dans le monde autant que son partenaire (en tant qu’alliance du sabre et du goupillon), la religion (sous l’arbre d’Adam, arbre de la connaissance du bien et du mal, les « descendants de Seth commencèrent d’invoquer le nom de l’Eternel au son du kinnor »).

 

Lamek prit deux femmes (premier cas de polygamie dans la Bible) : le nom de la première était Ada et le nom de la seconde Tsilla. Ada enfanta Jabal : il fut l'ancêtre de ceux qui vivent sous la tente et ont des troupeaux. Le nom de son frère était Jubal : il fut l'ancêtre de tous ceux qui jouent du kinnor (une lyre-cithare horizontale à 9 cordes, présente chez les Sumériens et les Akkadiens) et de la flûte. De son côté, Tsilla enfanta Naama et son frère Tubal-Caïn : il fut l'ancêtre de tous les forgerons du cuivre et du fer.

Yahweh donna pouvoir aux fils de Lamek de fabriquer des instruments de musique : Jubal fut la souche de ceux qui jouent du kinnor, inventé par Lamek lorsqu’il fabriqua le luth [Lamek aimait tendrement son fils Jubal. À la mort de celui-ci, il suspendit le corps à un arbre. Avec le temps, les jointures des articulations cédèrent l'une après l'autre et bientôt du fils bien aimé, il ne resta plus que la cuisse, la jambe et le pied avec ses doigts. Lamek voyant ce spectacle fut saisi d'une étrange inspiration. Il prit un morceau de bois, le tailla et le rabota avec soin pour en faire un instrument dont le corps avait la forme de la cuisse, le manche, la forme de la jambe et le bec celle du pied. Quant aux chevilles, elles imitaient les doigts et les cordes que Lamek fixa formaient les vaisseaux. Il regarda l'instrument et l'appela le luth/kinnor], Tubal-Caïn inventa le tambour et les cymbales fabriqués en bronze et fer, Dilal (une des filles de Lamek) créa la harpe.

Ces descendants de Caïn ne savaient rien de Yahweh. Pire, eux qui jouaient des cithares et des lyres et se mirent à forger des armes de guerre, furent les premiers à commettre l'adultère.

La chute des enfants de Seth (lui-même troisième fils d’Adam et Ève ; enfanté juste après la mort d’Abel, son nom signifie « fondation du monde »), qui mènera au Déluge, commence par la fabrication des instruments de musique. Les filles de Caïn (via Lamek, les fils de Caïn ne jouant ici aucun rôle) sont directement liées à la musique et à la cause de la débauche, par leur union avec des fils de Seth. En effet, depuis que les fils de Lamek ont inventé la musique (notamment Jubal qui créa la flûte Abbuba, instrument qui aurait donné le nom « Ambubaiae » aux prostituées syriennes), le culte et la justice de Yahweh furent corrompus par la plupart des gens : en organisant des banquets et des festins, en jouant de la musique, ils se livrèrent à l'ivresse et à la luxure, ceci lié au culte des astres et du feu (sexuel) ainsi qu'à celui des statues (notamment Inanna/Ishtar lors du mariage sacré et de la prostitution sacrée).

 

 

Depuis toujours, le groupe socioprofessionnel des musiciens et chanteurs a eu une importance particulière et souvent même extraordinaire. Chanteurs et chanteuses transmettent un savoir, et peuvent fréquemment être définis comme une élite proche du pouvoir politique : dans des civilisations où le Peuple est maintenu dans l’ignorance et l’illettrisme, les chanteurs véhiculaient des informations importantes, des histoires, des mythes, des hymnes, des incantations ou prières. En effet, dans l’Orient ancien, les épopées, les mythes et hymnes royaux ainsi que d’autres productions ont été créés pour être écoutés (les auteurs d’œuvres littéraires du –IIIè millénaire étaient des musiciens), que les chanteurs récitaient, accompagnés par différents musiciens et instruments (le lien étroit entre technique d’écriture et de chant peut être observé grâce aux sagesses sumériennes, dont la tradition remonte jusqu’à l’époque prédynastique, vers -2 600). Ainsi, le gala/kalû et le nar possèdent toute la science, ce qui indique des études à la fois étendues (l’apprentissage s’étalait sur trois ans, au sein du temple ou du palais royal) et approfondies, pour cette raison, les musiciens sont souvent énumérés parmi les savants. Lire et écrire était la base du savoir des savants, comme les astrologues, les exorcistes, les devins ou les poètes. Ainsi, les musiciens appartenaient à l’élite (alors que les poètes non), au contraire de nombreux scribes qui exerçaient une activité plutôt artisanale et qui ne jouissaient pas tous d’un rang social très élevé. En effet, la récitation régulière de la musique était comprise comme l’enracinement de la religiosité dans la vie quotidienne.

À partir du milieu du –IIIè millénaire, des musiciens furent liés au palais. Ces musiciens de rangs variés travaillaient pour le roi, se livraient à des prestations lors de fêtes ou de cérémonies, et pouvaient accompagner le roi dans ses voyages. Manifestement, ce fut le but du pouvoir politique et religieux de promouvoir des artistes, le but de la manœuvre étant le renforcement de l’image du souverain parmi la population (pour ce qui est des grandes maisons, on sait que les nobles avaient également chez eux des musiciennes).

 

Les corpus des chants d’amour sumériens les plus anciens et les plus poétiques datent de l’époque de Shulgi (-XXIè siècle), se dernier se vantant d’être lui-même poète et musicien. Dans ces chants, et dans des textes similaires, Dumuzi et Inanna sont décrits comme les amoureux exemplaires. Il est à noter que les belles-lettres des Sumériens et des Babyloniens ne connaissaient pas encore de lyrique profane, dans laquelle l’habitant d’une ville pouvait faire l’éloge de sa bien-aimée, mais uniquement des chants qui se situent dans un contexte officiel. Les « chants de poitrine » ne mentionnent que le roi comme protagoniste des actes sexuels : on n’évoque ou ne nomme que le représentant de la cité, le roi, qui tenait la place des dieux dans la communauté des humains ; ces chants ont un contexte rituel et constituent une demande de fertilité pour tous les humains. Tous les hymnes ont été composés dans les cours princières, sur ordre du roi, avec l’intention d’ancrer la royauté dans la sphère sacrée.

Quand, à l’époque paléo-babylonienne, les noms des amoureux sont mentionnés dans les textes, il s’agit toujours du roi en place et d’une femme ou d’une déesse. Dans ces textes, on attribue au roi le rôle du dieu-berger Dumuzi. Ces textes font la louange de sa partenaire bien-aimée, « avec laquelle il s’entretient » et « dont le giron le ravit » (le giron, dans le sens de pans de vêtement, est l’espace qui s’étend de la ceinture aux genoux d’une personne assise, au figuré il signifie le sein d’une mère), en lui donnant le nom de la déesse de l’amour Inanna/Ishtar. Le dieu-berger Dumuzi, époux de la déesse sumérienne Inanna, appartenait déjà à cette époque aux divinités des Enfers. Dans le mythe de « La descente d’Inanna aux Enfers », il est banni dans le royaume des morts en remplacement de la déesse Inanna, qui doit revenir sur terre pour accomplir son rôle de déesse fertilisatrice. Dumuzi doit régner une partie de l’année (automne et hiver, les saisons de mort végétale) sur ce territoire sombre et infertile. Ainsi, lui et la déesse sont très liés à la mort et aux Enfers : dans ce rôle, ils aident les vivants à supporter les maladies ainsi qu’à recouvrer la santé et la fertilité.

À partir du –IIè millénaire, Dumuzi prend un nom d’apparat, Ama-ushum-galana. Cette appellation est liée à la situation rituelle particulière de la fête du Nouvel An. À ce moment-là, le destin du pays était à nouveau fixé. La vie et la fertilité du pays étaient évoquées par des chants (notamment les « chants de poitrine », irtum, dédiés à Inanna) et des représentations rituelles : le dieu-berger, remplacé symboliquement par le souverain, devait s’accoupler rituellement avec la déesse. En effet, la raison d’être de ces chants était le désir d’amour au printemps : « Allons nous aimer l’un l’autre, ne dormons pas de toute la nuit ! Criant d’allégresse, je veux jubiler avec toi ! Que la déesse nous unisse tous deux dans le lit ! Lève les « fruits » et réveille les « chéris » à la vie : que ton feu soit en abondance pour moi ! ». Pour information, le terme jubilé signifie « bélier », premier signe zodiacal – lié au feu, symbole sexuel – puisque le « premier point du Bélier » est le point vernal, point de l'équinoxe de printemps du 21 mars. Le jubilé (le verbe signifie « éprouver une grande joie, une satisfaction profonde, se réjouir » autant que « chanter dans l'allégresse »), anniversaire joyeux d'un évènement dont les effets se prolongent dans le temps (mariage, règne, naissance d’un prince) ou année spéciale qui a lieu périodiquement, était traditionnellement annoncé à l’aide d’un chofar, instrument à vent fabriqué avec une corne de bélier. Dans d’autres contextes, « jubiler » signifiait d’une manière retenue, avec le mot akkadien siâhum (« rire joyeusement, flirter »), l’infidélité conjugale. « Rire » était d’ailleurs un doux euphémisme pour l’union procréatrice et l’amour physique, « se réjouir » ou « pousser des cris joyeux » servant également à décrire des jeux amoureux. Il faut dire que le langage de l’amour et des amoureux était (souvent, pas toujours) retenu et soigné, plein de métaphores ou d’allusions discrètes, l’union charnelle n’étant évoquée que de manière indirecte : les amants ne s’expriment que par des images (mais suffisamment claires pour que nous puissions encore aujourd’hui les comprendre par association d’idées, comme langage universel de l’amour). Ainsi, les parties génitales de l’homme (Dumuzi, le roi) ou de la femme (Inanna/Ishtar) sont comparées à des fruits ou à des végétaux. Pour décrire l’acte sexuel, on se promène dans un jardin fleuri, plein d’arbres fruitiers, ou au milieu d’une abondance de légumes : les amants « fleurissent » comme un « jardin de pommiers » (la pomme étant le symbole d’Inanna/Ishtar : sa forme sphérique rappelle la poitrine féminine, tandis que son cœur coupé en deux est censé rappeler la vulve – on parle ainsi de l'acte sexuel comme « croquer la pomme » ; la forme sphérique de la pomme faisait aussi d’elle un symbole cosmique, c’est pourquoi les empereurs et les rois étaient représentés tenant à la main, à côté de leur sceptre, un globe impérial en forme de pomme, qui est censé symboliser le monde), il ou elle est comme une « salade bien arrosée », pleine de jus et d’abondance, « je suis prêt pour tes fruits », « elle cherche le jardin de ton opulence amoureuse ». De même, Inanna souhaite de la part de Dumuzi : « Ma nudité, la terre humide est bien arrosée, qu’elle soit labourée ! » ce à quoi un chanteur répond « Jeune dame (ou Inanna), que Dumuzi le roi la laboure ! ». D’autres chants font la louange de l’attente du moment du jeu amoureux : « Pour cette nuit, pour ce soir … », « Aujourd’hui mon cœur est plein de jeu et de musique ».

 

Après qu’ils se soient courtisés, lors de fêtes officielles avec danses et chants dans les rues, les préparatifs du mariage débutent et mènent à l’union charnelle des deux amants. L’épouse divine est parée avec art, et chacun de ses atouts précieux est chanté en détail : son corps sans défaut, son collier de lapis-lazuli importé d’Afghanistan, ses ornements de chevelure dorés (l’or venant d’Égypte ou de Palestine) et les anneaux précieux qui entourent chacun de ses membres. On la baigne et l’oint d’huiles parfumées, on la revêt d’habits particuliers et précieux. Le lit nuptial et la chambre sont préparés. Après cela, l’époux entre dans la pièce et s’unit à la déesse. Le jeu amoureux entre le roi (Dumuzi) et la personne sacrée (prostituée du temple ou la reine) ou la statue de la déesse de fertilité, est évoqué sous forme d’une représentation scénique pleine de symbolisme, qui se déroulait dans le sanctuaire devant une assistance très réduite (les hauts dignitaires, prêtres et nobles du royaume). L’accouplement rituel était ainsi un symbole pour l’éveil de fertilité, de tous, humains, animaux et végétaux. Le pays en retirait comme bénéfice bien-être, santé et fertilité pour la population, ainsi que bénédictions et abondance pour le bétail et pour les champs dans l’année nouvelle. L’union amoureuse entre la déesse et le roi en était la signification métaphorique : on dit lors de l’union charnelle d’Inanna et de Dumuzi que « le lin s’est levé, l’orge s’est levé avec elle (Inanna) ! La plaine s’est remplie grâce à elle comme un jardin fleuri ! ». L’union charnelle officielle était alors suivie par un banquet somptueux. En effet, les chants d’amour liaient fertilité et procréation, « se réjouir étant le fondement de la ville ! ».

 

Les chanteurs se produisaient lors de cultes, de banquets à côté de prêtres, de souverains ou d’autres personnages importants, les musiciens exerçaient leur art dans les temples ou à la cour royale. Un mythe sumérien relatif aux fondements de la civilisation sumérienne mentionne le nam-nar (musicien) comme un cadeau du dieu Enki (dieu de l'eau douce et de la prospérité, la « source génératrice de vie », le dieu de l'intelligence, de la création et de la destinée ; troisième dieu de la triade mésopotamienne, il y représente l'intelligence et la sagesse ; ses attributs sont la chèvre et le poisson ; il est accompagné d'arbres symbolisant les aspects mâles et femelles de la nature, représentant ses capacités créatives) à la déesse Inanna/Ishtar (déesse de l’amour physique et de la guerre, régissant la vie et la mort ; elle est, comme étoile du matin, la déesse de l’Élan du guerrier et, comme étoile du soir, celle de l’Éveil de l’amour ; elle a un aspect hermaphrodite). Les hymnes divins et royaux constituaient les obligations les plus importantes des musiciens–nar.

 

Les désignations les plus importantes pour le prêtre-lamentateur (poète/chanteur poussant des plaintes accompagnées de gémissements et de cris) sont gala (sumérien)/kalû (akkadien), sachant qu’il était spécialisé dans les chants de lamentation (suite à une défaite, une catastrophe au sens large) ou de deuil.

Pour information, le chanteur-acteur est envisagé sur le même plan que le renard et le menteur, alors que le lamentateur (ou chanteur cultuel) est plutôt envisagé dans le même domaine que le bœuf (le chant des lamentateurs était large et tonnant comme un mugissement de bœuf, les Sumériens appréciant l'appel long de cet animal, symbole de fertilité et lié à Inanna/Ishtar) et le chien (on parle d’ailleurs des « hurlements prolongés des chiens lamentateurs », le chien étant considéré comme l’animal des Enfers puisqu’il gratte le sol et s’attaque aux carcasses d’animaux). Il est d’ailleurs à noter que le chien était le symbole de Gula, déesse de la médecine, sachant que la danse et la musique pouvaient servir dans le traitement des patients, la médecine ancienne ayant recours à la magie.

À Babylone, à Sumer et en Assyrie, certains types d'individus qui remplissaient un rôle religieux au service d'Inanna/Ishtar ont été décrits comme un troisième genre. Ils pratiquaient la prostitution sacrée (hiérodule), la danse extatique, la musique et le théâtre, portaient des masques et des caractéristiques des deux autres genres. Des hommes pouvaient avoir une relation sexuelle avec un des membres de l'équipe chargée du culte d'Ishtar, qui n'avaient pas de libido, soit par une caractéristique naturelle, soit suite à une castration. À Sumer, le nom qui leur était attribué était « chien/homme-femme » (kalû/keleb signifie « chien », mais aussi esclave ou serviteur ; chienne signifie « inverti sacré » : « Tu ne laisseras pas entrer dans la maison de YHWH le cadeau d'une prostituée zona ni le salaire d'une chienne keleb ») et ils étaient aussi décrits comme homme-femme. « Vivants comme des femmes », on utilisait aussi les qualifications d'hermaphrodites (les sinnisānu, littéralement « comme des femmes », reliés au dieu lunaire Sîn ; une des plus importantes divinités des panthéons du Proche-Orient ancien, on le vénérait alors comme le « Père des dieux » ou le « Créateur de toute chose », le « Seigneur du Savoir » ou le « Seigneur de la Vie ».), eunuques, homosexuels, travestis, hommes efféminés (entre autres).

 

De même, le mythe sumérien de « La Descente d'Inanna aux Enfers » raconte qu’Inanna/Ishtar fut tuée par sa sœur et ennemie jurée Ereshkigal et reposait aux Enfers. Enki confectionna deux êtres asexués, le kurgarrû, auquel il confie la « nourriture de vie », et le kalaturru, auquel il confie le « breuvage de vie ». Il les envoie aux Enfers, où ils se disent chargé de ramener le corps d'Inanna au Ciel. Ereshkigal accepte, et ces derniers ramènent la déesse à la vie avec la nourriture et la boisson confiées par Enki. Ainsi, ces acteurs du culte-kurgarrû (catalogués parmi les chanteuses), qui avaient leur place fixe dans les temples, sont à identifier avec des figurants qui dansaient, chantaient ou jouaient lors de cérémonies cultuelles.

À Ninive comme dans toute la Mésopotamie, le Peuple assistait à des processions de serviteurs du culte et de musiciens/musiciennes entonnant les « chants des colombes de la déesse Ishtar de Ninive » depuis le palais royal vers le temple d’Inanna/Ishtar. Ces festivités du Nouvel An correspondaient au retour des divinités dans leur temple, après avoir passé les saisons mortes (automne et hiver) au palais : étaient ainsi associés le retour des dieux et du roi.

Les musiciennes jouaient des cymbales et des tambours (quelques-unes des lyres à tête de bovin, animal sacré de la déesse de l’amour et de la fertilité Inanna/Ishtar – la lyre était d’ailleurs appelée par les Hittites, indo-européens voisins des sumériens et des akkadiens sémites, « le bois de la déesse Inanna »), les musiciens imberbes avec chapeau étaient des lamentateurs kalû. Il n’existait pas d’équivalent féminin pour les lamentateurs kalû, bien qu’au -IIIè millénaire ce métier ait pu également être exercé par des femmes.

 

Lorsque le roi convoquait à sa capitale pour les grandes commémorations tribales les membres de sa famille ainsi que ses serviteurs (ces derniers en faisant autant pour leur entourage), s’opérait alors de grands rassemblements populaires. Or on sait que ces derniers ont toujours été des moments où l’occasion religieuse de la fête se doublait de divertissements moins sacrés (notamment la prostitution) qui avaient leurs traditions propres et leur logique économique particulière (notamment concernant les marchandes de plaisir). Ainsi, on pouvait même voir des musiciennes gagner leur vie grâce à leurs charmes lors des grandes occasions sacrées, des foires qui y étaient liées ou lors de fêtes. En effet, les artistes (autant féminins que masculins) jouaient ou dansaient nus (seins nus pour les danseuses alors que les musiciennes portaient des vêtements égyptiens transparents). Il est à noter qu’il existe une plaquette en argile provenant de Larsa qui montre un homme nu jouant du luth faisant l’amour avec une femme tenant un tambour dans une main et le sexe de l’homme dans l’autre. Portant une robe fendue et ayant de longs cheveux bouclés, la femme peut être identifiée comme une kezertum, tant musicienne que prostituée.

 

Mari : Il y avait davantage de musiciennes que de musiciens (ces derniers vivant à l’extérieur du palais royal). De nombreuses musiciennes vivaient dans l’entourage royal, certaines pouvant avoir le rang de concubines (sur 600 femmes du harem, il y avait plus de 200 musiciennes ; on note des cas isolés de musiciennes-solistes de très haut rang qui vivaient à la cour des rois du –IIIè millénaire au –Ier millénaire) et recevaient régulièrement des allocations d’huile ou de céréales. De même, des listes de rations de plusieurs temples du –IIIè millénaire attestent que de nombreuses musiciennes et leurs enfants étaient engagés sur plusieurs années consécutives. Pour autant, il était également possible que ces engagements aient été à durée déterminée, car les musiciennes pouvaient ensuite se retrouver dans d’autres fonctions, par exemple dans des ateliers de tissage.

 

Le harem n’était pas uniquement le lieu de vie des femmes du palais, c’était aussi une institution servant au prestige du roi : posséder un harem important était synonyme d’être un roi puissant. D’ailleurs, les rois augmentaient le nombre des femmes de leur harem, et notamment des musiciennes, au fur et à mesure des guerres qu’ils gagnaient. De même, parmi les coutumes diplomatiques de l’époque, l’échange de cadeaux entre souverains tenait une place essentielle, les musiciennes étant des « présents » très recherchés. Ainsi, si l’on trouvait un grand nombre d’apprenties musiciennes dans le palais de Mari, c’est qu’une partie d’entre elles était destinée à être offerte à des souverains étrangers (ou à des hauts dignitaires pour services rendus). C’est ainsi que le premier ministre du roi d’Alep se déclara prêt à intervenir en faveur du dernier roi de Mari auprès de son souverain, si une musicienne lui était envoyée depuis Mari. Toutefois, on avait parfois du mal à se séparer des musiciennes de talent et, de ce fait, certaines requêtes se heurtaient à un refus, parfois motivé par des raisons religieuses.

Quoi qu’il en soit, le fait que des musiciennes furent échangées entre Hazor en Palestine et la cour de Mari, ou entre Mari et Alep (Syrie), Babylone et Karkemish, Eshnunna et Larsa (Irak), fait comprendre que ce jeu de dons et de contre-dons a contribué de manière significative à l’unification culturelle du Proche-Orient à ces époques anciennes.

 

La fonction principale d’un chef de musique, personnage de haut rang, consistait à gérer la vie musicale de la capitale et devait donc organiser les musiciens en ensembles (chœurs et orchestres). De ce fait, ils étaient en contact avec le monde du harem (les femmes liées à l’art musical n’étant jamais mentionnées en relation avec le « conservatoire », lieu de transmission des antiques traditions culturelles et atelier de réparation des instruments et des objets de culte). C’est pour cela qu’à plusieurs reprises des missions matrimoniales leur furent confiées.

Les musiciennes ne servaient pas qu’à égayer la vie profane du palais : elles jouaient aussi un rôle dans le culte et les rituels à Ishtar (déesse de l’Amour montée sur un taureau), où elles intervenaient à côté des musiciens et des lamentateurs. Tout ce monde faisait partie du personnel de base (à côté des personnes responsables de l’entretien quotidien du temple) et participait aux activités cultuelles quotidiennes, avec des prêtres, des joueurs de flûte ou des montreurs de serpents et d’ours.

 

Ebla : le personnel qui était impliqué dans la musique n’habitait pas le palais royal mais au contraire était en lien étroit avec le temple. Par contre, les chanteuses, et avant tout les danseuses, vivaient dans le palais royal.

La musique et la sexualité étaient très liées : à côté des musiciennes, concubines des rois et des nobles, de nombreuses catégories de femmes, notamment des « prostituées », pratiquaient également la musique. Pour les hommes, il existait deux catégories de musiciens : les barbus et les imberbes, ces derniers appartenant aux serviteurs royaux, les eunuques, la pratique de la castration ayant existé à toutes les époques du Proche-Orient ancien.

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11 juin 2009 4 11 /06 /juin /2009 19:30

Bien avant l'émancipation tapageuse des années 1900, au cours des XVIIIè et XIXè siècle, la femme exerça dans la famille paternaliste et traditionnelle une influence parfois occulte, toujours pressante, qu'elle n'avait pas encore connue. Si la femme a dès lors partagé avec l'homme le gouvernement moral de la famille, elle a pu exercer l'autorité nécessaire pour persuader l'homme, autrefois indifférent, de tenir compte de sa répugnance aux trop fréquentes maternités (ce sentiment gagne les hommes au cours du XVIIè siècle). Elle réussit donc à faire passer dans la réalité des mœurs vécues un sentiment auparavant limité au secret du gynécée. Ce n'est plus seulement l'appréhension de l'accouchement, ni le risque du déshonneur (sentiments féminins) : le pullulement des enfants, jadis accepté avec indifférence, apparaît comme une charge insupportable. On remarquera que le malthusianisme n'est pas envisagé ici comme un moyen d'améliorer l'éducation et l'établissement d'une famille réduite au niveau du XIXè siècle. C'est plutôt une réaction de la sensibilité contre l'abondance de la nature, contre la soumission naïve à son ordre : quelque chose de proche encore de ce sentiment propre aux femmes est à l'origine de la contraception moderne.

Il faudra attendre la Révolution française puis les mœurs « faciles » du Directoire pour voir l'utilisation et le commerce du préservatif légalisés. Des boutiques, telle celle de Gros Millan, autour du Palais-Royal, se spécialisent dans la vente de cet article encore élitiste. Ce commerce, pour lequel les vendeuses étaient entraînées à avoir l'œil juste pour évaluer les tailles afin de ne vexer personne, devint rapidement des plus florissants. C'était l'époque où les longueurs des préservatifs étaient multiples et les hommes souvent vantards. Il fallait savoir discerner le client prétentieux de celui qui, par manque d'assurance, pouvait induire en erreur le marchand, le conduisant à sous-estimer la taille.

Les préoccupations des Révolutionnaires orientèrent le préservatif sur un autre terrain que celui du seul plaisir : le contrôle des naissances préoccupait déjà, la fécondité étant en baisse sensible. Condorcet le confirme en 1793, tout en affirmant que la limitation des naissances sera nécessaire, conséquence de l'augmentation de l'espérance de vie. Cinq ans plus tard, en Grande-Bretagne, Malthus publie un essai établissant que la population s'accroît plus rapidement que les richesses naturelles. Le malthusianisme prône donc la limitation des naissances, essentiellement par l'abstinence, seule façon à ses yeux d'éviter la misère. Pourtant, à cette époque, le préservatif devient dans de nombreux esprits ouvertement contraceptif : ayant été reconnu utile pour la prévention des infections, ce n'est que plus tard que son utilité contre les grossesses non désirées fut reconnue. Dans le courant du XIXè siècle, une amélioration sera apportée au préservatif, lorsque le lin sera trempé dans une solution chimique et ensuite séché avant emploi. Ce fut les premiers spermicides sur les condoms.

 

Personne n'avait songé à discuter l'étymologie du substantif « Condom » lorsqu'en 1817, le médecin allemand François Xavier Swediaur, né en Autriche en 1748, affirma que ce nom de Condom était celui de l'inventeur de l'ustensile, le docteur Condom, médecin anglais du XVIIIè siècle. Ce Docteur Swediaur était célèbre : installé à Paris depuis les premiers jours de la Révolution après avoir travaillé à Londres et publié de nombreux ouvrages en latin, en anglais et en français, lié avec Danton, il se fit naturaliser français. Spécialiste des maladies vénériennes, son œuvre principale publiée en 1798 est un « Traité complet des maladies syphilitiques ». Voici un extrait de son texte : « Condom : nom d'un Anglais, inventeur de ces petits sacs destinés à préserver contre les suites d'un coït impur et qui ont gardé le nom (…). C'est un nommé Condom qui a inventé les fameuses enveloppes ou gants, connus aujourd'hui en Angleterre par un usage très répandu sous le nom de condoms et à Paris sous celui de redingotes anglaises. Ces petits sacs, qui réunissent à l'avantage de garantir parfaitement bien la partie celui de n'avoir aucune suture, se font avec de l'intestin cæcum des agneaux, lavé, séché et ensuite rendu souple en le frottant avec les mains, avec du son et un peu d'huile d'amandes. Une telle découverte qui, par son utilité, mériterait à son auteur toute la reconnaissance des hommes éclairés, n'a fait que le déshonorer dans l'opinion publique, il a même été obligé de changer de nom… ».

Le docteur Condom, médecin de Charles II d'Angleterre, aurait le premier démontré le rôle contraceptif du préservatif. Certains prétendent qu'il était médecin, d'autres colonel et que Charles II était tellement ravi de cette invention qu'il le fit Chevalier. Tout laisse cependant à penser que le docteur en question n'ait jamais existé, si ce n'est dans l'imagination de Swediaur. La première mention de ce nom se trouve dans « A Scots answer to a British vision », un poème qui fut probablement écrit par John Hamilton en 1706. Très vite, de nombreux anonymes se manifestent et, en 1708, le poème « Almonds for parrots » (« Amandes pour perroquets ») laisse échapper ces quelques mots peu encourageants : « cette heureuse invention (…) éteignait la chaleur du feu de Vénus et préservait la flamme du désir de l'amour ». Plusieurs théories circulent quant à l'origine du nom « Condom ». Pour l’allemand Richter, le mot viendrait, selon ses recherches, du mot perse Kendü (ou Kondü) qui serait un réceptacle, en intestin animal, utilisé par les paysans pour y entasser le blé. Une autre version de l'origine étymologique du condom affirme que cette invention serait le fait des bouchers des abattoirs de la ville de Condom, au cœur du Gers (traversée par la rivière Baïse) qui eurent l'idée, grâce à des morceaux d'intestins d'animaux, de se prémunir contre les maladies vénériennes. Si les abattoirs, et donc les bouchers, étaient particulièrement nombreux dans la région, rien ne permet d'affirmer que ces derniers sont responsables de la découverte du mot ou de l'objet qui s'y rattache. Le nom condom donné à ses fourreaux serait, en fait, la simple transcription du nom condum, choisi par les Anglais et provenant du verbe latin « condere », qui signifie cacher, protéger ou du mot latin « condus », qui veut dire « respect » (sachant que « con / cuni » signifie autant le vagin qu’un lapin).

Les noms de « Condom » et « Redingote anglaise » furent dans le langage courant remplacés par « Capote anglaise », encore employée de nos jours. On le rencontre dès le Second Empire dans le premier vers de l'une des poésies de Théophile Gautier, publiées clandestinement à Bruxelles en 1864, sous le titre de « Parnasse satyrique du XIXè siècle » : « Ainsi qu’une capote anglaise Dans laquelle on a déchargé, Comme le gland d’un vieux qui baise, Flotte son téton ravagé ».

Conçu à partir d'un intestin animal, un préservatif français d'environ 20 centimètres et datant du début XIXè siècle possédait un galon de soie lui permettant d'être maintenu sur le sexe. Mais ce qui en fait une pièce historique à part entière demeure la scénette présente sur le préservatif : une religieuse désignant d'un doigt assuré, parmi trois ecclésiastiques en érection, son futur amant, annonce : « Voilà mon choix ! ».

En membrane animale, les préservatifs pouvaient être réparables. Le texte suivant, datant de 1808, en est la preuve : « Si la membrane travaillée a été légèrement perforée, alors on bouche les trous en collant des lambeaux membraneux dessus et de pareils condoms sont souvent vendus sans garanties. On s'aperçoit de ces reprises à l'éclat particulier de la colle lorsqu'on examine la membrane du côté des retouches à l'intérieur de la capote. L'humidité détache souvent pendant le coït les pièces collées sur les trous et la membrane même la mieux raccommodée peut alors se déchirer complètement au moment où son intégrité importe le plus ».

 

Au XIXè siècle, Thomas Malthus constata que la courbe des naissances dépassait la courbe des subsistances. Il prôna le recours à un contrôle des naissances qui n'empêcherait pas le plaisir. À l’opposé, les Révolutionnaires étaient également préoccupés par le contrôle des naissances, mais parce que la fécondité était en baisse sensible. Condorcet le confirma en 1793, tout en affirmant que la limitation des naissances sera nécessaire, conséquence de l'augmentation de l'espérance de vie. Sous Napoléon, en 1810, l’article 317 du Code pénal stipule que l'avortement n'est plus assimilé à un infanticide même s’il est un crime passible de la Cour d'assises, la France voulant voir croître sa population. En 1820, le code pénal français met dans le même sac celles qui avortent et ceux ou celles qui les aident puisqu'il punit de réclusion les personnes qui pratiquent, aident ou subissent un avortement. Les médecins et les pharmaciens sont condamnés aux travaux forcés.

À partir de 1850, on peut percevoir la montée progressive d'un hédonisme sexuel dans la population : les pratiques sexuelles se sont peu à peu libéralisées et diversifiées, le rapport au corps s'est fait moins prude, les relations prénuptiales et extraconjugales plus fréquentes. La période 1850-1950 marque ainsi un tournant essentiel dans la généralisation de la limitation des naissances par la méthode masculine du coït interrompu, ce qui implique un changement considérable dans les pratiques sexuelles.

 

En 1827, au Japon, le préservatif était connu en tant que Kawagata (ou Kyotai) et était fabriqué en cuir. À côté de cela les Japonais utilisaient aussi des préservatifs en écaille de tortue ou en corne. Le préservatif de caoutchouc est né lui après l'invention de la vulcanisation par Goodyear en 1839. En 1790, Samuel Peal, un industriel britannique, brevète une méthode permettant, en mélangeant de la térébenthine avec du caoutchouc, d'imperméabiliser des tissus. En 1811, l'Autrichien Johann Nepomuk Reithoffer fabrique les premiers produits en caoutchouc. En 1823, la découverte du procédé d’imperméabilisation des tissus par dissolution du caoutchouc dans un solvant (du naphte porté à ébullition) permet au chimiste écossais Charles Mac Intosh de confectionner les premiers imperméables. Il se mettra à fabriquer industriellement en 1870 des capotes en caoutchouc appelées « feuilles anglaises » (« French letters » en Angleterre). Devant l'ampleur du succès, 80 ouvriers de l'usine s'affairaient à confectionner, l'été, des ballons pour enfants et, durant l'hiver, des préservatifs. Un marché porteur, puisque Mac Intosh exportait deux tiers de ses capotes, les meilleures vers la Russie et l'Autriche, et, sans raison apparente, les moins fiables vers l'Espagne, le Portugal, l'Italie et la France. Les frères Goncourt en parlent en 1887 dans le « Journal des Goncourt », sous l’appellation de « Capote anglaise » : « Léon Daudet, qui m'accompagne et qui a assisté à l'ouverture de la maison de Hugo, disait que les armoires étaient bondées de "Capotes anglaises" d'un format gigantesque...et que c'était gênant de les faire disparaître en la présence de Madame Charles Hugo...! ».

En 1842, Charles Goodyear découvre la vulcanisation, qui permet de stabiliser le caoutchouc afin qu'il résiste mieux aux écarts de température. En 1853, l’Américain Hiram Hutchinson achète les brevets de Charles Goodyear et adapte le caoutchouc aux bottes. En 1843-1844, Goodyear et Hancock commencent la production en masse de préservatifs fait à base de caoutchouc vulcanisé (il faudra attendre 1868 pour que les pneus pleins pour vélocipèdes soient inventés). La vulcanisation est un procédé qui transforme le caoutchouc brut en produit élastique, permettant des préservatifs plus résistants et réguliers en épaisseur que les boyaux animaux.

Une deuxième révolution dans la production de produits en caoutchouc, dont le préservatif, est l'utilisation du latex liquide à la place du caoutchouc. Les techniques de production connaissaient également une évolution grâce à l'automatisation. Le premier à utiliser ces techniques était British Latex Products qui s'appellera plus tard London Rubber Company [rubber vient de robre, le rob étant un suc épaissi et rendu pur de plantes ou fruits cuits ; le mot d’ancien français rober (dérober) s’appliquait aussi au jeu, étant un ensemble de plusieurs parties de bridge]. Vers 1880, le premier préservatif en latex est produit mais il faudra attendre les années 1930 pour que son utilisation se répande. Il est d’ailleurs à noter que de nombreux hommes (tels les Hollandais, les Anglais ou les Américains), continuent d’utiliser encore aujourd’hui des boyaux, ces utilisateurs estimant qu’ils apportent plus de plaisir.

 

Cette « officialisation » de la capote va donner des ailes à de nombreux opportunistes. C'est ainsi qu'apparaissent, en 1883 sur le marché Petticoat lane, en Angleterre, des boîtes de préservatifs arborant le visage de la reine Victoria ou celui du Premier ministre Gladstone. En 1889, Paul Robin crée à Paris le premier centre d'information et de vente de produits anticonceptionnels. Mais la vente de préservatifs reste confidentielle, destinée prioritairement aux filles de « mœurs légères » ou aux soldats. Naissent également des réclames pour des « vêtements imperméables à usage intime », au sein de publications légères, voire grivoises. Ces magazines, aux titres évocateurs tels que « Pour lire à deux », gardent toujours une colonne libre pour annoncer les nouvelles créations de la marque Excelsior (comme des préservatifs en baudruche blanche – pellicule de boyau de bœuf ou de mouton ; le ballon de baudruche moderne a été inventé par le scientifique Michael Faraday en 1824, généralement en latex –, garanties incassables) ou de la Librairie de la lune, maisons spécialisées dans l’« hygiène », ainsi que la sortie de leurs nouveaux catalogues de vente par correspondance destinés à ceux qui, trop timides, n'osent aller en pharmacie.

La richesse et la diversité des produits de ces maisons n'ont rien à envier au catalogue de la célèbre et contemporaine Condomerie d'Amsterdam : préservatifs parfumés, aux formes et textures des plus surprenantes (premiers « bibis chatouilleurs », « porc-épics » et autres capotes aux extrémités fantaisistes), avec réservoir (c'est une nouveauté en 1901), ne couvrant que le gland (« bonnet fin de siècle », « capuchon », « bout américain ») ou bien cachés afin de permettre l’aventure avec un minimum de risque (rangés sous le double fond d'une honorable boîte de cigares de la Havane, inclus dans une fleur pour boutonnière ou dissimulés dans un carnets de tickets de Métropolitain). Il existait même en ce début du XXè siècle un préservatif féminin, « Le Pratique », qui connu un franc succès (il disparut entre-temps pour renaître en 1992 sous le nom de « Femidon »).

Ces années 1900 virent également la naissance de l'appellation de « préservatif antiseptique » et la disparition de l'utilisation du cæcum de mouton. Le latex le remplacera, concurrencé un moment par une tentative déposée le 11 octobre 1910 et qui connut son heure de gloire : le fish-bladder. Il s'agissait d'utiliser, comme préservatif, la poche à air qui permet au poisson de remonter à la surface de l'eau. Unique désagrément, pour lequel d'ailleurs on ne connaît pas d'explication précise, seuls les « fish-bladders » du poisson-chat et de l'esturgeon semblaient pouvoir contenter ceux qui ne souhaitaient pas prendre un risque de paternité. Ce « fish-bladder » (vendu en Allemagne comme « beste französische Fischeblasen » : « poisson soufflé » ou « poisson bulle ») ne connut qu'un faible succès car ce « vêtement » mince se déchirait souvent pendant le coït.

N'oublions pas que ces préservatifs en « caoutchouc soie sans soudure », qui portent les noms évocateurs de « Crocodiles », « Le rival protecteur » ou « Le voluptueux », étaient lavables : « … si l'on veut se servir d'un préservatif en caoutchouc à plusieurs reprises, il faut d'abord le choisir plus grand (il existe plusieurs largeurs) à cause de son rétrécissement et le laver dans une solution de sublimé et l'essuyer à chaque fois que l'on s'en est servi. Après une insufflation d'air pour s'assurer de son intégrité et de sa résistance et pour enlever les plis, on saupoudre le condom à l'aide de lyocopode acheté à la pharmacie ou de talc que l'on se procure chez le marchand de couleur, et après avoir tourné et retourné le condom dans cette poudre, on l'enroule sur deux doigts pour le conserver à l'abri de la lumière, de la chaleur et du froid excessifs. Il faut également préserver le caoutchouc du contact avec les corps gras (huiles, graisses, vaseline, paraffine), l'acide phénique, etc., qui le dissoudraient … » (Lip Tay, ouvrage de 1908 sur la préservation sexuelle). Ainsi, après avoir été lavé, séché et talqué, à l'aide du Vérifior, « appareil nickelé, extensible, indispensable pour vérifier, sécher et rouler les préservatifs » (le tout pour la modique somme de combien Maryse ? 12 francs Pierre Bellemare !), le préservatif attendait… la prochaine fois. N'en déplaise à notre sens de l'hygiène ainsi qu'aux fabricants actuels qui ne cessent de clamer que « le préservatif ne sert qu'une seule fois », la capote de la Belle Époque était garantie cinq ans ! On n'ose imaginer le moindre service après-vente pour ce type d'ustensile, ni la moindre réaction de clients contestant un vice de fabrication après trois années de tendre complicité.

Au même moment, deux sénateurs, Béranger et de Lamarzelle, tentèrent sans succès, d'interdire la fabrication des préservatifs. À son niveau, le clergé tout puissant interdit également (et depuis toujours) la contraception notamment par le biais du préservatif, mais les capotes continuèrent de se vendre sous le manteau. Le condom devint alors interdit dans le cadre de la politique nataliste après la première guerre mondiale (tout comme d’autres moyens de contraception ainsi que l’avortement). Avec la généralisation de la limitation des naissances par la méthode masculine du coït interrompu, l'avortement palliait les échecs du retrait et « explosa » donc à partir de 1900. Les Françaises, de tous les milieux, et leurs conjoints, ont été précoces dans leur souci de maîtriser la fécondité ; elles étaient mentalement mûres bien avant que les techniques modernes n'aient été mises au point.

 

Toutefois, les pouvoirs publics empêchèrent la contraception de passer pleinement dans les mœurs car ils restaient sous le coup des interdits religieux auxquels vinrent s'ajouter d'autres préoccupations. En effet, le XIXè siècle et l'explosion de l'industrialisation amenèrent une forte demande de main-d’œuvre. Pour autant, le stérilet, dans sa conception actuelle, date de la fin du XIXè siècle. La conception d'obstacles physiques empêchant le cheminement du sperme vers l'utérus a offert à l'imagination des gynécologues d'innombrables alternatives. En Europe, le principe des « barrières » fut aussi employé. Les paysannes hongroises utilisaient des tampons constitués de cire d'abeille. Le diaphragme fut proposé en 1891 par Wilhelm Mesinga et son usage se répandit lors de la mise sur le marché des premiers spermicides. Longtemps il ne fut pas évident de s'en procurer. Ainsi avant la libéralisation de la publicité, des diaphragmes venaient d'Angleterre.

Aussi longtemps que l'avortement fut officiellement interdit et même s'il était pratiqué de façon clandestine, une partie de la population (la plupart des femmes) acceptait et comprenait les raisons de l'avortement. En effet le rejet d'une fille mère ou d'un enfant adultérin par la communauté était quasi inévitable. Il s'est d'ailleurs répandu, non seulement chez les femmes célibataires mais aussi les mariées, mères de famille trop nombreuse ou trop pauvre. Dans les milieux populaires, les femmes éprouvaient peu de culpabilité et s'échangeaient les recettes, au lavoir public ou dans les couloirs de l'usine. On estime ainsi entre 150.000 à 500.000 le nombre d'actes abortifs posés en France au début du XXè siècle. Pendant très longtemps, la clandestinité de l'acte eut pour conséquences qu'il se pratiquait dans des conditions déplorables, sans hygiène. Ces actes étaient effectués par des personnes incompétentes (faiseuses d'anges) sur des personnes voulant se débarrasser à n'importe quel prix de leur grossesse.

En général, les substances abortives populaires étaient inefficaces : l’ergot de seigle (base du LSD), le gaïac (bois brun verdâtre très dur, aussi appelé « bois saint » ou « bois de vie » : plante riche en saponosides à l’action laxative, purgative, son bois a été utilisé en décoction depuis plus de cinq siècles jusqu'à l'invention de médicaments modernes, dans le traitement de la syphilis), la camomille (la camomille romaine était utilisée de façon générale pour traiter tous les troubles où le spasme occupe une place importante, en particulier, dans le cas de troubles digestifs fonctionnels : digestions difficiles avec spasmes digestifs douloureux, ou de dysménorrhée comme difficulté d'écoulement des règles), l'absinthe (utilisée comme vermifuge, dans les maladies de l'estomac, pour provoquer les règles ; l'absinthe était la plante d'Artémis, déesse grecque responsable des morts violentes, on l'utilisa en infusion pour ses vertus abortives puis au XVIIè siècle, comme insecticide contre les puces), le safran (utilisé contre les indigestions et maux d'estomac, la goutte, la dysménorrhée, l'aménorrhée et divers désordres oculaires ; pour les anciens persans et égyptiens, le safran était aussi un aphrodisiaque, un antidote couramment utilisé contre les empoisonnements), etc. Il existait également des substances actives mais toxiques qui provoquaient la mort du fœtus : le plomb, le mercure, le phosphore, l'arsenic, des produits issus du potassium, du chloroforme... Ces substances pouvaient provoquer des hémorragies utérines qui tuaient le fœtus mais aussi mettaient gravement en danger la mère.

Des procédés mécaniques étaient également utilisés, comme les procédés populaires tels que des lavements répétés (à l'eau de javel par exemple), des bains chauds, des saignées, des sauts à la corde, des traumatismes extra-génitaux tels des chocs lors d'accidents provoqués ou des coups sur l'abdomen, ou encore des actions directes sur l'appareil génital comme les touchers vaginaux répétés, les coïts abusifs, les injections vaginales chaudes, la cautérisation du col de l'utérus, des massages abdominaux violents pour faire descendre l'utérus, avec comme conséquences des blessures du vagin, du col de l'utérus. En outre, l'utilisation d'instruments divers pour perforer les membranes n'était pas rare : aiguille à tricoter, tringle de rideaux, fil de fer, pointe de ciseaux, sondes de caoutchouc, etc. Les avortées mouraient très souvent dans des conditions et des souffrances horribles, décès le plus souvent liés à l'infection, à des perforations, parfois à un choc, une embolie pulmonaire foudroyante et une septicémie qui emportaient la femme en quelques heures après les manœuvres abortives. Vu que l'avortement était pénalement condamné, peu de médecins prenaient le risque de se voir interdire l'exercice de leur profession et de subir de lourdes peines (de 6 mois à 2 ans de réclusion et 5 ans de suspension, avant 1974). Ce travail était donc laissé à des personnes dépourvues de toutes compétences et de tous diplômes.
Si la législation est très sévère, les juges acquittent dans 60 à 80% des cas. Toutefois, la condamnation était plus présente dans les milieux bourgeois où l'on pensait que l'avortement était la conséquence de l'inconscience des femmes, « qui faisaient n'importe quoi avec n'importe qui ».

 

Au XIXè siècle, la société avait mis en place des « tours d'abandon ». Ces tours étaient destinés aux personnes qui voulaient laisser leur enfant dans l'anonymat et la sécurité. C'était une sorte de guichet installé dans la façade des hospices où était logée une boîte pivotante. L'ouverture du tour se faisait par la rue : il suffisait de déposer l'enfant dans la boîte, de sonner et la boîte se tournait vers l'intérieur de l'hospice où une sœur recueillait l'enfant.
A la fin du XIXè siècle, les tours sont supprimées pour faire place au bureau d'admission auquel les mères peuvent confier leur enfant. La police intervient parfois lorsque les parents ont commis un délit pour survivre. De plus, les domestiques ont parfois eu des relations avec leur employeur qui avaient entraîné une grossesse, ce qui poussait les employeurs à renvoyer la domestique car ils ne voulaient pas avoir de problèmes avec leurs femmes.

Au XXè siècle, la misère s'atténue petit à petit mais elle ne disparaît pas, elle reste présente. La cause d'abandon reste donc ce fléau. Mais il faut noter l'apparition grandissante des abandons dans la classe bourgeoise. Les femmes riches avaient des serviteurs et il leur arrivait quelque fois que celles-ci aient des relations extraconjugales. De peur que le mari le découvre, elles étaient contraintes d'abandonner l'enfant ou même d'avorter. Si elle était célibataire, la crainte du scandale et le risque que la famille, à l'annonce de la grossesse, n'expulse la jeune fille, ne laissaient à celle-ci pas d'autre choix que de se débarrasser du bébé.

Mais quand la dénatalité menace le pays, quand la guerre décime la population, le gouvernement réagit, ainsi les lois de 1920 et de 1923. En parallèle, les deux grandes guerres coûteuses en hommes susciteront des politiques natalistes dans la plupart des pays occidentaux (création des allocations familiales dans l'entre-deux guerres, par exemple).

Le 27 janvier 1920 fut créé, par décret, un ministère de l'Hygiène, d'Assistance et de Prévoyance sociales avec, à sa tête, Jules-Louis Breton, partisan de la reproduction à outrance et créateur de la médaille de la famille française qui récompense les familles, très, nombreuses. Le 31 juillet de la même année, une loi réprime fortement l'avortement (défini comme un crime ; il est important de souligner qu'à la fin du XIXè siècle, l'avortement n'était pas considéré comme un crime contre une personne, tel l'infanticide, et que la jurisprudence admettait l'avortement pour sauver la vie de la mère) et interdit la vente et la propagande pour les méthodes anticonceptionnelles (essentiellement le préservatif). En 1920, l'avortement était défini comme suit : « expulsion prématurée et violemment provoquée du produit de conception, indépendamment des circonstances de l'âge, de la viabilité ». De nos jours, l'avortement est défini en tant qu' « interruption volontaire de grossesse avec expulsion de l'embryon ou de fœtus avant que celui-ci ne soit capable de vivre de façon autonome. Si l'expulsion se produit alors que celui-ci est viable, on parle d'accouchement prématuré, et non pas d'avortement ».

En 1923, le Code pénal fit de l'avortement un délit, afin de mieux le poursuivre devant les Cour d'assises : la moyenne des acquittements passe sous les 20%. Ces mesures juridiques n’ont pas réussi à stopper la chute de la natalité : après 1923, la natalité diminua jusqu’en 1939, date à laquelle le nombre des décès excède celui des naissances. Du coup c'est le silence, la peur, la culpabilité qui règnent, ce qui n'empêche pas malgré tout les avortements clandestins de se poursuivre, avec tous les risques. Certains chiffres sont effarants : 20.000 à 60.000 décès par an dans les années vingt. Pourtant, peu à peu, la répression se relâche (notamment parce que la grande crise était là), mais les natalistes obtiennent la loi de 1939, dite « code de la famille », qui accrut la répression de l'avortement. Une prime à la première naissance fut même créée, en parallèle à la création de brigades policières spécialisées dans la chasse aux avorteuses (Madeleine Pelletier, une féministe qui défendait le droit à l'avortement, fut également arrêtée).

Sous le régime de Vichy, où la famille figure parmi les valeurs particulièrement prônées et donc défendues (Travail, Famille, Patrie était la devise officielle du gouvernement), l'appareil législatif se renforce : en 1941, les personnes suspectées d'avoir participé à un avortement peuvent être déférées devant le tribunal d'État ; en 1942, l'avortement est reconnu comme un crime contre l'État passible de la peine de mort (en 1943, Marie-Louise Giraud et Désiré Pioge furent guillotinés pour avoir pratiqué des avortements).

Après la guerre, si la peur de l'enfant existe encore dans toutes les classes sociales, les risques encourus ne sont pas les mêmes pour les petites ouvrières ou les vedettes du cinéma ou de la littérature. Bon nombre d'actes se pratiquaient au domicile de la candidate, avec un médecin complaisant ou dans des cliniques privées où les clientes attendaient dans un salon semi-obscur pour ne pas être trop tentées de se dévisager. Car, entre l'interdiction absolue accompagnées de poursuites pénales effectives et la libéralisation, il y a eu, dans de nombreux pays, une période où l'interruption se faisait dans des conditions sanitaires correctes, mais soit dans certains pays moins regardants, soit moyennant un paiement relativement élevé, soit encore dans certains centres de plannings familiaux, travaillant de manière plus ou moins clandestine.

 

L'Angleterre ne semble pas succomber aux diktats de la politique nataliste et les femmes anglo-saxonnes virent dans le préservatif une aubaine, une nouvelle forme de liberté, celle de choisir ou non sa grossesse. Leur argument était de taille : « Plus de femmes meurent durant leur grossesse que dans les mines ».

Le préservatif connu également un succès croissant aux États-Unis, où l’on vit des pin-up décorer les boîtes dès les années folles, les années 20. D’ailleurs, les GI's en emporteront toujours dans leur paquetage. La fabrication des préservatifs n'était pourtant pas admise dans tous les États. La firme Youngs créa, en 1926, la marque « Trojan ». La société gagna la confiance des drugstores, qui, outre-Atlantique, font office de pharmacie, après que les préservatifs eurent été l'exclusivité des bars, billards et bureaux de tabac. « Trojan » devint une telle institution qu'elle fut plagiée dès l'année suivante. C'est ainsi qu'une fausse « Trojan - bas de gamme » fut mise sur le marché, ce qui amena un certain C.I. Lee à comparaître pour contrefaçon. Ce dernier se défendit en prétextant que le nom « Trojan » n'était pas déposé et rappela, ironiquement, que la fabrication des préservatifs était illégale dans une partie du pays. Prenant C.I. Lee à son propre jeu, le tribunal le débouta, rappelant qu'il n'y avait justement pas de loi fédérale interdisant la fabrication de préservatifs et écarta par là même un décret d'interdiction d'Antony Comstock qui prévoyait des peines de prison à qui ferait la promotion du condom. Nous sommes alors en 1929, la crise économique bat son plein, ce qui n'empêche nullement les premiers distributeurs de préservatifs de voir le jour aux États-Unis, alors que le pourcentage de caoutchouc peu fiable présent sur le marché avoisine 50%. De fait, en 1930, la fabrication de latex liquide remplace le caoutchouc crêpe. Aujourd'hui encore, le latex liquide est à la base de la fabrication des préservatifs.

En 1932, une usine de préservatifs Durex, spécialisée dans la technique relativement nouvelle du latex, est construite à Hackney. Les fabricants se livrent, jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale, à une « guerre des gangs » sans merci, à coup de délation, racket et insultes en tous genres. Cinq cents millions de préservatifs se vendront toutefois, en 1937, sur l'ensemble du territoire américain. Pendant la Seconde Guerre mondial, le caoutchouc venant à manquer (la seule usine américaine de caoutchouc venait d'être bombardée à Pearl Harbour par les Japonais), « Youngs » investira 250 000 $ pour tenter, en vain, de réaliser un préservatif en nylon. Quatre mois plus tard, la fabrication de préservatif cessa. Pendant ce temps, les combats se poursuivaient et les préservatifs faisaient partie intégrante du paquetage des militaires américains, mais aussi allemands. La Grande Guerre avait servi d'exemple. L'impératrice Augusta-Victoria avait alors interdit la capote dans le paquetage militaire contre l'avis pourtant expert du général Von Bissing, et la syphilis avait ainsi désarmé de nombreux combattants. Durant le second conflit mondial, mode d'emploi et textes sur l'hygiène furent joints aux préservatifs.

L'utilisation la plus étonnante du condom, durant cette période, se fit lors du débarquement américain baptisé « Opération Torch » à Alger, Oran et Casablanca le 8 novembre 1942, et le 6 juin 1944 en Normandie. Couvrant le canon des fusils, le préservatif protégeait les armes du sable et de l'eau. Comble de la sophistication, cette « fleur au fusil » était le seul et le plus simple élément protecteur qu'il n'était pas obligatoire de retirer pour « tirer un coup » ! Mais ne soyons pas naïfs, les préservatifs avaient tout de même pour vocation de permettre aux soldats d'aller régulièrement « aux putes » avec une capote en poche ou, à défaut, un ensemble « pro-kit », (coton et chlorure de mercure) à utiliser après coup, « après le coup » comme cela se disait à l'époque. Les prostituées avaient, elles aussi, tout intérêt à se protéger car, victimes d'une maladie transmissible sexuellement, elles étaient punies, les militaires risquant quant à eux une mise à pied.

Enfin, le préservatif servit aux marins de toutes les mers pour mettre à l'abri de l'eau rations alimentaires, allumettes ou cigarettes. L'idée fut reprise, plus tard, par les passeurs de drogue : l'héroïne est enfermée dans de la cellophane, entourée de chatterton et enfilée dans une capote lubrifiée ; l'ensemble séjournera dans l'anus du trafiquant durant son voyage.

 

Au Moyen Age, on conseillait d'avoir des rapports dans la période la plus éloignée des règles (donc, en fait, la période d'ovulation) pour qu'ils restent stériles. Ce n'est que sporadiquement au XIXè siècle, et surtout à partir d'Ogino, dans les années 1930, que l'on osera aborder à nouveau cette pratique. La continence périodique fait cependant allusion à une autre réalité : les longues périodes de continence qu'impose le calendrier ecclésiastique ou les sanctions du confessionnal. Qu'il s'agisse donc d'une limitation volontaire ou imposée des naissances, il semble que la continence périodique ait été inefficace jusqu'au XXè siècle.

Avec le renouveau idéologique post-guerre des années 50, on assista à une intense valorisation du couple amoureux : il s’agissait pour les jeunes de s’aimer corps et âme. Si Pie XII, dans les années 50, admit que les recherches pour adoucir l'accouchement n'étaient pas contraires à la volonté divine, l'obligation d'accueillir tout enfant persista sans restriction pendant fort longtemps. Or l’Église maintint une position intransigeante (voir l’Encyclique Quadragesimo Anno) qui n’admet comme moyens de contraception que les moyens naturels (en 1930, le pape Pie XI interdit toutes méthodes artificielle qui entraverait la procréation ; vingt et un ans après, Pie XII autorisa tout de même l'abstinence sexuelle périodique, ainsi que la régulation des naissances pour raison économique, eugénique, sociales ou médicales). Ainsi, pour tenter de rester dans les clous, le Coca-Cola était parfois utilisé comme contraceptif en douche vaginale (alors que cette méthode est inefficace et peut être dangereuse ; il existe d’ailleurs des sacs à lavement d'un modèle courant aux États-Unis pouvant être utilisé à la fois pour des lavements intestinaux et des douches vaginales, suivant l'embout utilisé).

 

La contraception n'entrera dans sa phase endocrinologique que lors de la découverte des hormones ou, du moins, du principe de leur sécrétion. C’est à partir de 1954 que les femmes se sont vues offrir la possibilité de faire l’amour sans risque de tomber enceinte et sans préservatif, en interrompant grâce à la pilule le processus d’ovulation qui les rend cycliquement fertile. La pilule perturbe le dialogue entre l’hypothalamus (petite structure cérébrale de la taille de l’ongle du pouce qui sécrète une neurohormone) qui commande à l’hypophyse (une glande grosse comme deux noisettes constituées de deux lobes), de produire deux hormones stimulant les fonctions ovariennes (la FSH, hormone de stimulation des follicules, petits sacs lieu de maturation de l’ovule dans l’ovaire ; et la LH, hormone lutéinisante, stimulant le « corps jaune », follicule produisant des œstrogènes et libérant de la progestérone). La pilule maintient ainsi un pseudo-cycle menstruel, sans ovulation, grâce notamment à des progestatifs, hormones proches de la progestérone. Fabriqués à base de testostérone, ces progestatifs avaient un effet virilisant. Aujourd’hui, avec de nouveaux cocktails et dosages d’hormones, les effets sur la pilosité et le désir sexuel sont quasiment nuls.

Par contre, il est beaucoup moins évident d’obtenir un arrêt complet mais réversible de la production de spermatozoïdes, car la production de testostérone chute avec pour effet pour l’homme une voix fluette de fausset, des seins qui poussent ou une libido déficiente. Pour les hommes, le plus efficace est le slip chauffant : en effet, à température corporelle, les spermatozoïdes sont stériles (d’où la position des bourses en-dehors du corps).

Alors qu’en 1955 l'avortement thérapeutique (interruption de la grossesse pour raison médicale, pour l’enfant comme pour la mère) est autorisé en France, la pilule anticonceptionnelle est mise au point aux États-Unis. Le 8 mars 1956, l'association Maternité heureuse se crée, militant pour donner accès aux françaises à la contraception et pour l'abolition de la loi de 1920. Jusqu'aux années 1960, la contraception était pratiquement exclusivement mécanique. Elle est devenue massivement médicale avec l'apparition des traitements hormonaux (« la pilule »).

 

L'année 1961 connaîtra, en mars, la condamnation de « tout procédé contraceptif ou moyen stérilisant qui a pour but d'entraver la venue au monde des enfants », par l'Assemblée des cardinaux et archevêques de France. Mais sous le général de Gaulle, décidemment inclassable, les choses commencèrent à évoluer. Au-delà des inventions il fallait encore faire connaître, expliquer, prescrire. Ce fut le rôle notamment des centres de plannings familiaux : en juin 1961, on assiste à l'ouverture du premier Centre de planification à Grenoble par Henri Fabre, ainsi qu'un second à Paris en octobre.

En 1967, fut votée la loi Neuwirth, du nom du député gaulliste de la Loire qui s'acharna, malgré les fortes résistances des milieux conservateurs, à faire évoluer mentalités et législation. Cette loi vint abroger la loi anti-avortement de 1920, autorisant ainsi la vente des produits contraceptifs (jusqu'à 21 ans – la majorité légale à l’époque – une autorisation parentale étant nécessaire pour la délivrance de la pilule) tout en encadrant la publicité (interdite sauf dans les revues médicales). Elle fut complétée en 1974, sous l'impulsion de Simone Veil, par une nouvelle loi autorisant l'importation, la fabrication et la vente en pharmacie des produits définis comme contraceptifs. Cette loi légalisait la contraception et permettait son remboursement par la sécurité sociale.

 

C'est dans le contexte de « il est interdit d'interdire », de la Révolution sexuelle et de la popularisation de « la pilule » que sort le 29 juillet 1968 la fameuse encyclique Humanae Vitae publiée par Paul VI. Prenant le contre-pied des conclusions de l'ensemble des groupe de travail (aussi bien les experts scientifiques, les représentants des mouvements sociaux chrétiens que les théologiens), le Pape Paul VI y condamne la contraception, sous toute forme autre que « naturelle » (interdiction de l'utilisation de la pilule contraceptive et de toute régulation artificielle des naissances). Seule est autorisée la méthode Ogino. Gynécologue japonais, en 1924 il découvrit la loi physiologique qui porte son nom (loi d'Ogino), selon laquelle chez la femme l'ovulation (la libération de l'ovule par l'ovaire) se produit d'habitude une seule fois au cours du cycle menstruel, c'est-à-dire entre le douzième et le seizième jour après le début de la menstruation. Cela couplé à une survie des spermatozoïdes jusqu'à 4 jours suite à l'éjaculation, et à une survie de l'ovule pendant 1 jour suite à l'ovulation amène une période féconde entre 12-4 = 8 jours et 16+1 = 17 jours après le début des règles. Une telle connaissance permettait aux couples qui désiraient un enfant de savoir à quel moment les rapports offraient les meilleures chances de conception. En 1928, le gynécologue autrichien Hermann Knaus confirmait et précisait la découverte d'Ogino, mettant au point la méthode Ogino-Knaus, dite également rythmique ou cyclique, qui consiste à prévoir à chaque fois, grâce à un calcul statistique des cycles menstruels précédents, la période de l'ovulation, c’est-à-dire pendant laquelle la fécondation est possible. Seulement il modifia considérablement l'esprit de cette méthode pour en faire un moyen de contraception (la Méthode des cycles). Ogino s'opposa à cette façon de voir, soutenant que le taux d'échec était trop élevé et que promouvoir une telle méthode pour la contraception, bien que d'autres fussent disponibles et plus efficaces, aboutirait à un grand nombre d'avortements dus à des grossesses non désirées. De fait, l'application d'une telle méthode sur une vaste échelle s'est révélée difficile et a conduit à un grand nombre d'échecs en raison de sa complication : elle exige une grande autodiscipline chez le couple et elle n'est pas utilisable lorsque les cycles menstruels sont irréguliers, comme c'est souvent le cas. Parmi les méthodes de limitation des naissances, cette méthode Ogino-Knaus fut approuvée par l'Église catholique en 1951 et, avant qu'on en découvrît les limites, elle souleva d'immenses espoirs. Roger Peyrefitte écrit dans Les Clés de saint Pierre : « Vénus reparaissait, sans l'épithète désespérante de genitrix (« celle qui enfante », la génitrice), et l'héroïne de ce roman pense que, lorsqu'elle sera mariée, elle n'aura plus besoin de se soucier des « jours du pape » (en Italie, on parlait de la méthode « Oggi, no » : « Pas aujourd'hui, mon chéri »).

La seule contraception que l'on veut bien concéder, au nom de Dieu et du « Laissez-les vivre », c'est l'abstinence. Si on s'entête à faire l'amour pour le plaisir et non pour la procréation, on paiera ce crime par une naissance non désirée. Cette prise de position radicale a joué un rôle considérable dans la distanciation d'un certain nombre de chrétiens par rapport à la loi de leur église, voire même de la part d'un certain nombre de clercs. Parallèlement, les condamnations de la contraception s'atténuent dans les milieux cléricaux sur le terrain, face à la menace, beaucoup plus grave, de la dépénalisation de l'avortement.

 

En 1969 se crée l'association nationale pour l'étude de l'avortement. Toujours timide, l’assemblée se contente en 1970 de la proposition de loi Peyret (député gaulliste, président de la Commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale) prévoyant un assouplissement des conditions de l'avortement thérapeutique. Pour faire avancer le débat et surtout les lois, l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur publia le 5 avril 1971 le « Manifeste des 343 salopes » dans lequel 343 femmes (des personnalités du spectacle, de la littérature et de la politique) déclarent avoir avorté. Aucune poursuite ne fut engagée par le gouvernement Messmer. Le contexte dans lequel éclate l'affaire est celui d'une interdiction légale assortie d'une relative mansuétude de la part des parquets qui ferment souvent les yeux. Ce divorce entre la loi et la pratique est évidemment contestable en démocratie.

En juillet 1971, l’avocate Gisèle Halimi et l’écrivaine Simone de Beauvoir (deux signataires du Manifeste) fondèrent l'association Choisir pour défendre les personnes accusées d'avortement. Le 20 novembre 1971, plus de 4 000 femmes manifestèrent à Paris pour le droit à l'avortement. En octobre 1972, l'avocate Gisèle Halimi fit acquitter une jeune fille de 17 ans qui avait avorté. Le 5 février 1973, moins courageux que les 343, 331 médecins firent savoir qu'ils avaient eux aussi pratiqué des avortements. Ils furent suivis en avril par la fondation du Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC) : personne n'est pour l'avortement, il s'agit toujours d'un échec mais il peut, dans certaines circonstances précises, être un moindre mal ; le mouvement insistera aussi sur la nécessité de remettre la loi en accord avec la pratique.

C'est sous la présidence de Giscard d'Estaing, mais dans un contexte qu'il faut situer plutôt au cœur des grands combats féministes affirmés depuis 1968, que le sujet de l'interruption volontaire de grossesse (IVG) apparaît dans les assemblées représentatives. Devant l’actualité du débat, l'Assemblée nationale vota le 28 juin 1974 le projet de Simone Veil (ministre de la Santé), qui libéralisait totalement la contraception : la Sécurité sociale rembourse la pilule, les mineures ont droit à l'anonymat. Dans la foulée, du 26 au 29 novembre 1974, des débats houleux (et même honteux vu le peu d’arguments et le grand nombre de petites phrases blessantes mais hors sujet) animèrent l'Assemblée nationale sur le projet de Simone Veil de dépénaliser l'interruption volontaire de grossesse (IVG) pour les femmes dites « en état de détresse » jusqu'à la dixième semaines de développement fœtal et jusqu'à la naissance au cas où l'enfant est handicapé ou si la vie de la mère serait menacée par la poursuite de la grossesse. Ainsi, la loi n'autorisait pas l'avortement mais elle suspendait les poursuites légales si un certain nombre de conditions étaient remplies.

Le 17 janvier 1975, la loi Veil fut promulguée, mais avec une mise en place pour une période de cinq ans (la loi sera reconduite définitivement le 30 novembre 1979, mais le texte fut adopté à une majorité beaucoup plus courte que lors de son premier passage en 1974). La loi de 1975 a pu faire disparaître les complications et les morts dus à l'avortement. Si la loi de 1975 légalise l'IVG, elle réaffirme aussi le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu'en cas de nécessité et selon les conditions définies par la loi.

Le 31 décembre 1982, la loi Roudy permit le remboursement de l'IVG par la Sécurité sociale. En 1986, une proposition de loi fut déposée sur le déremboursement de l'avortement à l'occasion de la première cohabitation gouvernementale. La proposition de loi fut bloquée par le gouvernement Chirac et ne fut donc pas soumise au vote du Parlement. En 1990, il y eut une proposition de résolution du Parlement européen sur l'avortement (sans suite, les états étant très divergents à ce sujet). En 1993, la loi Neiertz créa le délit d'entrave à l'IVG en réaction aux commandos anti-IVG. L'Église catholique préfère actuellement encourager les méthodes de Planification familiale naturelle, telles que la méthode Billings (observation du cycle féminin et identification des périodes de fertilité par le suivi de l'état de la glaire cervicale), à toute méthode chimique ou mécanique.

 

En 1950, et essentiellement dans le sud des États-Unis, vingt-cinq mille distributeurs automatiques étaient installés dans les toilettes publiques ou station-service, remplaçant le plus souvent des distributeurs de lames de rasoir qu'il fallut adapter. En 1957, le tout premier préservatif lubrifié fut lancé au Royaume-Uni. En 1961, la marque DUREX commercialisa le premier préservatif lubrifié.

Depuis 1920, il était interdit en France de promouvoir le préservatif. Alors que son commerce se développait énormément, le tabou du contrôle des naissances impliquait la censure des ouvrages qui en parlaient, avec un à six mois d’emprisonnement et 100 à 5000 Francs d’amende pour propagande anti-conception ou campagne antinataliste. En 1938, prôner l’hygiène était la seule solution pour contourner la loi. En 1939, le Code de la famille était toujours remonté contre le chapeau pour « chauve au col roulé », position renforcée par les lois anti-conception du gouvernement de Vichy. Le slogan de l’époque était « la France a besoin d’enfants ; on ne doit pas les oublier lors de la lune de miel ! ». Une carte postale proclamait haut et fort « À quoi rêvent les fiancées (remplacées à la main par « jeunes mariées ») ? Au gentil bébé qu’elles chériront ! ».

Début des années 80, le virus du Sida est identifié. Le SIDA, virus répandu depuis longtemps chez les singes d’Afrique, aurait contaminé un chasseur dans les années 30 puis a progressivement touché la planète entière par un effet domino. En France, 50% des contaminés l’ont été par voie hétérosexuelle, 25% homosexuelle et 3% par des seringues infectées. La France n’autorisera finalement la publicité sur le préservatif qu’en 1987, sous réserve d’obtention d’un visa de la part de l’Agence de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé, au même titre qu’un médicament. En 1991, la publicité pour la contraception est enfin autorisée : en France, où la couverture contraceptive féminine est l’une des plus importantes au monde, la pilule concerne deux tiers des femmes en âge de procréer. On verra alors se multiplier des grandes campagnes d'information, la distribution de livrets explicatifs, des spots didactiques ainsi que l'organisation de séances d'éducation sexuelle dans les établissements scolaires.

Depuis mars 2001, les infirmières scolaires (dans les collèges et les lycées) sont autorisées à délivrer la pilule du lendemain (Norlevo).

Le 4 juillet 2001, la loi Aubry, dépénalisa complètement l'avortement, porta de 10 à 12 semaines le délai légal de l'IVG et supprima l'autorisation parentale pour les mineures. À partir de janvier 2002, les pharmaciens durent distribuer gratuitement la pilule du lendemain aux mineures, et depuis juillet 2004 l'IVG médicamenteuse est autorisée chez les gynécologues et certains médecins généralistes pour les grossesses inférieures à cinq semaines.

 

Au XXè siècle, la législation française a créé l'accouchement sous X, assurant l'anonymat d'abord total sur la personnalité de la mère. C'est devenu la principale forme d'abandon. La société a contribué à diminuer l'abandon en instaurant des systèmes de prévention tels que la contraception mais s'il a peut-être diminué, il n'a pas pour autant disparu.

De nos jours, l'avortement n'est plus un sujet tabou pour la société, même si les opinions ne sont pas unanimes sur le sujet. Les autorités papales condamnent toujours cet acte qu'ils considèrent comme un crime. Dans l'U.E., l'Irlande reste le seul pays d'Europe à s'y opposer, même s'il est permis d'aller se faire avorter ailleurs, ce qui est le cas pour 7000 femmes chaque année qui se rendent en Grande-Bretagne.

Depuis les années 60, la femme a donc conquis de nombreuses libertés dans le domaine de la maternité : avec la contraception et, si celle-ci a échoué, l'IVG, elle peut désormais choisir d'enfanter ou non. « Mon ventre est à moi », proclamaient déjà les manifestantes des cortèges féministes des années 70. Pourtant, d'après une enquête récente, il apparaît que chez certains jeunes, spécialement les garçons, l'avortement soit devenu un moyen anticonceptionnel et donc un nouveau combat pour la contraception doit être mené car elle reste la meilleure dissuasion de l'avortement.

Si toutes les femmes pratiquaient la contraception, si toutes les possibilités leur en étaient données, si l'on conditionnait la conscience féminine à la prévention de la grossesse, le problème de l'avortement deviendrait un problème marginal. L'important pour une femme est d'abord de savoir, puis d'être persuadée, que la contraception est le meilleur moyen de disposer de son corps.

La position de l'Église n'a pas changé, au contraire. Jean-Paul II a fréquemment répété son opposition totale et, en théorie, aussi bien celle qui se fait avorter que celui ou celle qui l'accompagne sont passibles d'excommunication. Le bras de fer entre les centres de planning familiaux chrétiens allemands et le Vatican est une illustration très récente de cette opposition.
Comme souvent dans les sujets éthiques, la position du clergé du terrain est plus nuancée mais ceux qui acceptent le geste ne le font que dans la référence à la doctrine du « moindre mal ».

Par contre, l'apparition du Sida a contribué à faire se multiplier des déclarations moins tranchées de la part d'autorités ecclésiastiques plus près de leurs bases, à savoir les évêques, qui ont souvent prêché la règle du moindre mal et donc l'utilisation du préservatif dans les situations à risque.

 

Les années 1990 permirent aux nouvelles technologies une amélioration considérable du préservatif et la production de modèles beaucoup plus sophistiqués que ceux que connaissaient nos ancêtres. La dernière nouveauté est l'AVANTI de DUREX, fabriqué à partir d'un type de polyuréthane unique, le DURON, qui est deux fois plus résistant que le latex et permet d'obtenir un film plus fin afin d'augmenter les sensations.

Actuellement, le seul moyen contraceptif efficace pour l'homme et la femme, reste le préservatif. Mais ce dernier risque bien d'évoluer avec la mise au point en novembre 2000 par Michel Bergeron (professeur à l'Université de Laval au Québec) d'un gel contraceptif inodore, incolore et imperceptible, protégeant contre les MST et même le virus du sida. Ce gel, baptisé « préservatif invisible », est composé de deux ingrédients : un gel polymère (liquide à la température extérieure, mais qui se gélifie à température corporelle) combiné d'un germe comme le sulfate de sodium laurylé. Pour l'instant, la méthode testée sur des souris a donné de bons résultats. L'avenir nous dira si ce gel est applicable à l'humain.

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25 mai 2009 1 25 /05 /mai /2009 19:57

Certaines des méthodes citées peuvent paraître étonnantes ou faire rire car aujourd'hui il n'y a rien de plus facile que de se procurer un moyen contraceptif (négation du latin conceptio, « action de contenir, de renfermer »), mais ces femmes, ces familles, ont bel et bien dû passer par ces méthodes pour essayer de contrôler le nombre de naissance. La quantité de moyens utilisés, certains fort compliqués voire dangereux, montre d'autre part l'importance du phénomène de la limitation des enfants de la famille, si lourd de conséquences. Que ce soit lors d'amours clandestines, précoces, interdites par la famille ou la religion, ou encore dans le cas de familles où chaque enfant supplémentaire mettait en péril la survie de la fratrie, la limitation des naissances est apparue à un très grand nombre d'êtres humains comme une absolue nécessité. Enfin, même si elle allait à l'encontre du commandement divin « croissez et multipliez-vous », elle constituait un pis-aller acceptable à l'avortement (du latin abortare « ne pas réussir, échouer ») ou même l'infanticide.

 

Le coït interrompu (du latin coitus, « action de se joindre, de se réunir ») est le moyen contraceptif le plus anciennement connu, avec la fellation (du latin fellare, « sucer, téter ») et la sodomie. Il s'agit du plus vieux moyen mentionné et sans doute le plus répandu, dès que fut fait le lien entre l'acte sexuel (peut-être d'après secus, à rapprocher de secare, « ce qui vient faire coupure ») et la conception. La pratique d'un coït non conventionnel a été une variante de l'abstinence, souvent tue, mais fréquemment pratiquée. Les Sages d'Israël condamnèrent vigoureusement l’onanisme, passible de la peine de mort en tant qu’outrage au Créateur (traité Nidda 13b, où l'épisode d'Onan est cité afin de proscrire aussi bien la masturbation que le coït interrompu).

Second fils de Juda, frère d’Er, Onan doit, selon les coutumes du lévirat (que Juda est donc le premier personnage biblique à appliquer) prendre pour épouse Tamar, la femme d'Er, à la mort de celui-ci, Er n'ayant pas fait d'enfant, afin de prolonger la famille, la descendance. Onan refuse, préférant « laisser sa semence se perdre dans la terre » (le récit issu de la Genèse -- Vayeshev, ne dit pas comment) plutôt que d’ « incester » (du latin incestus, « sacrilège ») sa belle-sœur, et est frappé de mort par Yahweh. Dans le « crime d’Onan » (interprété comme étant le retrait ou coïtus interruptus), aboutissant à empêcher la conception car la « semence est jetée à terre » (la conception étant le début de la vie, Onan empêchait ainsi la vie), la charge principale reste la violation des lois du lévirat (type particulier de mariage où une veuve épouse le frère du défunt, afin de poursuivre la lignée de ce dernier – les enfants issus de ce remariage ont le même statut que les enfants du premier mari – ; cette pratique, souvent forcée et combinée avec la polygamie, est rétrograde, limitant les droits des femmes et maintenant l'idée qu’une veuve fait partie de l'héritage), qui est une loi divine, alors que ni la masturbation ni le coïtus interruptus ne sont expressément condamnés par les Écritures.

 

On dit que les premiers préservatifs masculins seraient égyptiens, confectionnés avec des intestins de petits animaux (chats...). Ainsi, le préservatif serait né vers -4 000 ans (comme nous le montre une statuette d’un Égyptien muni d’un « étui »), les soldats égyptiens souhaitant se protéger des maladies vénériennes à l'aide de boyaux de mouton ou de vessie de porc. Au cours de la XIXè dynastie (-1 350/-1 200), le « préservatif » en lin était destiné à se protéger des maladies, comme nous le montre l’illustration d'un « fourreau Égyptien non contraceptif », utilisé par les chefs de tribu en tant que protection contre les infections, blessures et morsures d'insectes. D’ailleurs, des fresques ornant différents tombeaux du temple de Karnak, bâti au cours de la XIXè dynastie, représentent un homme dont l'extrémité du sexe est recouverte d'un petit capuchon. De même, le sexe de certaines momies était enfermé dans de solides pochons leur assurant protection au royaume des morts. Il ne s'agissait sans doute pas là de préservatifs mais plutôt d'étuis protecteurs comme en utilisent encore les hommes de certaines tribus primitives pour se garantir des branches épineuses ou d'éventuelles piqûres d'insectes. Il faut d’ailleurs rappelé que lorsqu’Osiris, le dieu du royaume des Morts, fut mis en pièce par son frère Seth, seul son sexe ne fut pas retrouvé car avalé par un poisson. Heureusement, sa sœur et femme Isis lui en fabriqua un en terre. Par la suite, le préservatif devint aussi un moyen de contraception, qu'il soit en papier de soie huilé, en soie ou en velours.

 

Il n'y a pas vraiment de lois qui interdisent la contraception avant le XXè siècle. Plusieurs témoignages laisseraient entendre qu'il est probable que la limitation des naissances à d'abord dû être systématisée chez ceux et celles qui ne souhaitaient pas officialiser leur liaison. Cette limitation est aussi un problème de couple, c'est à dire que le danger de la grossesse ou l'impossibilité d'entretenir une famille nombreuse, pouvait la justifier. Quoi qu'il en soit, elle a très probablement toujours existé. Seul le moyen choisi pour éviter cette charge a varié. On peut soupçonner la contraception d'occuper la dernière place dans l'ordre des pratiques utilisées.

Selon certains, Ramsès aurait fait distribuer à la population des contraceptifs pour limiter la surpopulation et les risques de famine. Dans l'Égypte antique, le papyrus de Kahum qui traite de gynécologie et date de -1 900, prescrit du natron (c'est-à-dire du carbonate de sodium liquide ou des cristaux de soude) associé à des larmes de crocodile comme spermicide. Le papyrus d'Ebers (-1 500) recommande quant à lui des compresses contenant de la gomme d'acacia (les physiologistes modernes ont montré qu'en fermentant elle produit de l'acide lactique, inhibiteur de la migration des spermatozoïdes vers les trompes), des tampons de miel, du crottin de crocodile, ainsi que de nombreux breuvages issus de plantes censées contenir des éléments stérilisants comme l’aubépine (depuis l'Antiquité, l'aubépine symbolise l'innocence et la pureté virginale puisqu’on dit que la foudre – symbole du feu sexuel – ne l'atteint jamais ; autrefois, on employait les fruits comme astringent crispant les muqueuses et aidant les fausses-couches), le lierre (le lierre terrestre est astringent), le saule peuplier, ….

Il est clair que le stérilet n'existait pas comme tel. Il n'empêche que de nombreux objets ont été placés dans la matrice à cet effet, apparemment comme talisman, mais peut-être dans le même esprit que les stérilets actuels. Les nomades du désert saharien connaissaient en effet depuis longtemps l'action contraceptive d'un objet introduit dans la matrice des chamelles.

Ainsi, chez les Mésopotamiens (-1 600), les femmes utilisaient des pierres pour ne pas concevoir. Elles choisissaient des pierres ovales ou arrondies qu'elles introduisaient dans le vagin, le plus loin possible : c'est la méthode intra-utérine. De leur côté, les Araméennes de confession hébraïque utilisaient, sur le conseil du rabbin (IIè siècle), le moukh, une éponge placée dans le vagin qui empêche le sperme d'atteindre l'utérus.

 

En Occident, vers -1 500, le roi de Crète Minos aurait utilisé un sachet en vessie de chèvre comme préservatif. Vers le -Ier siècle, les Romains aussi connaissaient une forme de condom, fabriqué à partir d'intestins ou de vessies d'animaux.

Abondamment représenté sur les vases peints de l’époque, le coït inter-crural était une forme commune de sexualité dans la Grèce antique dans le cadre des relations pédérastiques entre un éraste (amant) et son éromène (aimé). Selon la représentation la plus commune des vases (ils ne décrivent cette position qu’entre personnes de même âge, cômastes – participants ivres d’un banquet – ou satyres ; en revanche, les graffitis pornographiques, la comédie attique et la poésie hellénistique ne décrivent que la sodomie et n’évoquent jamais le coït inter-crural), l’éraste étreint le torse de l’éromène, ploie les genoux, courbe la tête et insère son pénis entre les cuisses de l'éromène, sous le scrotum. L’importance relative de cette pratique par rapport à celle de la sodomie est difficile à évaluer (elle est également pratique pour les homosexuels ne souhaitant pas de rapport anal). On parle également de stimulation inter-fémorale au cours de laquelle la stimulation sexuelle masculine est obtenue en enserrant le pénis entre les cuisses de son ou de sa partenaire, simulant une pénétration vaginale. Proche d’une position en levrette, mais généralement avec le buste féminin plutôt relevé pour permettre les caresses, l’homme, jambes placées de part et d’autre de celle de sa compagne, place son pénis entre les cuisses doucement serrées de sa partenaire et procède à un simulacre de coït sans pénétration vaginale. Sur la position de base, au lieu de relever son buste, la femme peut rester en position de levrette. Le sexe pourra alors frotter la zone des lèvres et du clitoris. Si les partenaires le souhaitent et à condition qu’ils fassent attention, cette position évite tout contact entre les organes génitaux, ainsi que le contact entre le sexe féminin et le sperme (les sécrétions vaginales auront bien sûr tendance à s’écouler sur le sexe masculin). Elle est censée procurer à l’homme des sensations équivalentes à une pénétration vaginale. La femme, elle, ne bénéficie que des caresses de son partenaire. Si le pénis est placé suffisamment haut, il peut stimuler les lèvres de la compagne. Il existe une variante où la femme est au-dessus de son partenaire allongé. Le frottement peut alors être obtenu en serrant les cuisses (assez difficile car les pieds sont de part et d’autre de l’homme) ou en utilisant une main pour plaquer le sexe contre son ventre (auquel cas elle peut faire face ou non à son partenaire). Cette dernière variante a une variante qui consiste à faire passer le sexe non pas devant mais derrière et à le plaquer entre les fesses de la partenaire (qui est alors située au niveau du ventre et non plus des cuisses et qui fait de préférence face à l’homme). Avec les autres méthodes mécaniques de contraception, c'est un des moyens les plus simples et les plus sûrs d'éviter la grossesse. De nos jours, elle est pratiquée en vue d’éviter la pénétration, pour des raisons religieuses (virginité, pratique non-interdite explicitement par la Bible, notamment dans les chapitres 18 et 20 du Lévitique traitant des interdits sexuels), pratique (réduction du risque de grossesse et de MST).

 

Le premier souci du couple romain était d'avoir des enfants et d'assurer sa descendance. C'est des enfants que dépendait la préservation de la famille, des biens, la perpétuation du nom, la conclusion d'alliances familiales, l'entretien des parents âgés et l'exécution des rites funéraires après leur décès. Il était si important d'avoir des héritiers que les Romains toléraient toute une gamme d'étranges arrangements conjugaux afin d'en obtenir. Le stoïcien Musonius Rufus montra la voie, en condamnant l'égoïsme qui jusque-là avait marqué la stratégie conjugale. Les empereurs, affirma Musonius Rufus, avaient déjà tenté de promouvoir une telle situation : « Pour cette raison, ils leur interdisaient d'utiliser des contraceptifs et de prévenir la grossesse. Ils récompensaient tout à la fois le mari et la femme qui avaient des familles nombreuses et punissaient l'absence d'enfant ». Les lois romaines reflétaient l'intérêt que l'on portait à la fécondité : en -59, Jules César institua la distribution de terres aux pères de trois enfants ou plus ; on accordait aux pères des privilèges politiques ; les mères de trois enfants ou plus échappaient à la tutelle du mari. Seuls les nantis étaient touchés par les décrets limitant les droits des célibataires et des ménages sans enfant à faire des testaments ou des legs.

Le second souci des couples était de ne pas avoir trop d’enfants. Les Grecs et les Romains utilisaient l'avortement et l'infanticide en cas d'échec des drogues et des amulettes. Les femmes qui ne veulent pas élever l'enfant qu'elles ont mis au monde ont toujours créé un problème pour la société. La question de l'abandon des enfants dès la naissance s'est posée tout au long de l'histoire. Au temps où la contraception ne disposait pas de méthodes efficaces, l'avortement et l'infanticide étaient des pratiques fréquentes, malgré une forte répression (pour autant, ils n'ont pas disparu d'un seul coup avec le triomphe du christianisme et les invasions barbares). De tout temps, il y eut des enfants abandonnés, sitôt nés, par leur géniteur. On connaît l'abandon ordonné par la Cité de Sparte, des enfants considérés comme fragiles, malformés, susceptibles d'être à charge de la société. Il s'agissait là, en fait d'une forme d'infanticide. La plupart des femmes romaines partageaient sans doute l'opinion de Soranos selon laquelle « il est bien préférable de ne pas concevoir que de détruire l'embryon ». Des écrits de l'Antiquité préconisaient aux femmes de sauter plusieurs fois après la relation sexuelle afin de faire sortir un produit composé de glaire et de sperme, évitant ainsi la fécondation. Au IIè siècle, le médecin Soranos d’Éphèse a rassemblé une masse d’informations sur la contraception et a décrit la pratique de l'avortement. La comparaison de la fécondité des femmes mettant leurs enfants en nourrice et de celle allaitant elles-mêmes a pu donner l'idée d'une pratique contraceptive simple donnant lieu à la coutume de l'allaitement tardif (en complément du fait que l'alimentation naturelle était la seule protection efficace face aux intoxications alimentaires à une époque où la stérilisation était inconnue). Soranos proposait également l'emploi de pessaires (instrument dont on se sert dans le traitement de certaines affections de la matrice, et par extension obturateur du col de l'utérus dont les femmes se servaient dans la contraception : pessaire utérin, dit pessaire de fond) reliés à l'extérieur par une fine cordelette, des tampons de charpie (matière à panser, amas de petits fils tirés d’une toile usée que l’on a coupée en morceaux) servant de préservatif mécanique pour la femme destiné à resserrer le col de l’utérus pour empêcher le sperme de s’y introduire et de pénétrer ensuite la matrice. C’est le cas d'un tampon qui empêche l'ascension du sperme, en parlant des éponges du Levant, réputées pour leur souplesse et leurs capacités d'absorption (ces éponges, dénommées « mignonnettes », étaient toujours utilisés au XXè siècle). Conscient des limites du dispositif, il envisageait de doubler la barrière physique d'un dispositif chimique mélangeant gomme, miel et céruse (du carbonate de plomb). Les Romains ajoutèrent à cette panoplie des douches vaginales acides à base d’eau de mer ou de vinaigre. Dans la Rome antique, il était populaire d'utiliser un demi-citron, pressé dans le vagin, comme pratique contraceptive.

Mais si la contraception échouait, les femmes pouvaient tenter de se faire avorter. Aucune loi ne l'autorisait, mais elles bénéficiaient d'un vide juridique et de l'assentiment de la communauté qui leur reconnaissait le privilège de prendre des mesures défensives. L'attitude qu'on a eue, dans l'Histoire, envers l'avortement dépend notamment du regard que l'on portait sur l'embryon : s'agissait-il déjà d'un être humain, oui ou non ? Selon que l'on plaçait les débuts de la vie humaine (et pour les Chrétiens, l'apparition de l'âme) à la conception ou à tel ou tel moment du développement embryonnaire, on acceptait ou condamnait l'acte comme crime. La pratique de l'avortement était déjà répandue dans l'Antiquité comme méthode de contrôle des naissances mais les Grecs plaçaient généralement l' « animation » vers le 40è jour pour les garçons et le 80è pour les filles. Avant ces étapes, il ne s'agissait donc pas d'une atteinte à la vie humaine. Au-delà, l’avortement pouvait être considéré comme un crime contre « l'ordre des familles et de la moralité publique ».

Hippocrate savait que la racine du lacet (une carotte sauvage) prévient de la grossesse et y met un terme. Cet abortif a été utilisé jusqu'au XVIè siècle et l'est encore dans certaines parties des États-Unis. En 1986, on lui a découvert un pouvoir bloquant de la production de progestérone et on a ainsi mis au point la « pilule du lendemain ». Celle-ci permet (moins de 72 heures après un rapport non protégé) d’éviter la nidation par l’apport de doses élevées d’hormones (à ne pas confondre avec la pilule abortive RU486, utilisée pour l’interruption précoce de grossesse).

 

Dès la Genèse, Dieu donne l'ordre à Adam et Ève de peupler la terre : « croissez et multipliez-vous », même si, après le péché, cela vient se combiner avec la terrible malédiction : « tu enfanteras dans la douleur ». À l'arrivée du christianisme, l'Église chrétienne imposait l'abstinence comme seul moyen de contraception, et encouragea toujours actuellement ce mode de contraception à ses adeptes. Les premiers chrétiens condamnèrent tout contrôle de la fécondité qui permettait le plaisir mais empêchait la procréation.

Ainsi au Vè siècle déjà, Saint Augustin jugea sévèrement tout recours délibéré à une méthode visant à prévenir la conception. Le concubinus masculinus (coït inter-crural, entre les cuisses) suscita ainsi, depuis le haut Moyen Age, les foudres ecclésiastiques. C'étaient surtout les femmes que visaient les condamnations chrétiennes du contrôle de la fécondité. La plupart des chrétiens n'étaient pas hostiles aux enfants (l'Église se vantait d’ailleurs d'être la seule à s'opposer à l'abandon et à l'infanticide : dès le début du moyen âge, l'Église essaie d'éviter l'infanticide en encourageant précisément l'abandon ; de manière générale, les enfants illégitimes sont abandonnés dès la naissance, les enfants nés de famille pauvre peuvent l'être plus tard, quand les parents se rendent compte de l'impossibilité qu'ils ont à les élever, tel le Petit Poucet), ce qui les poussait ainsi à qualifier de « meurtre » la contraception. De même, dès le début du Moyen-âge (aux IVè, Vè, VIè, VIIè siècle ), plusieurs synodes (assemblées d'évêques) condamnèrent l'avortement comme crime, à l'instar de l'homicide, déclarant qu'il mérite donc la même sanction, c'est-à-dire la plupart du temps la peine de mort. En fait, la Bible ne dit explicitement rien sur ce sujet, même si un théologien comme Thomas d'Aquin situait le moment de la réception de l’âme au 40è jour (comme les Grecs).

Avortement et contraception furent considérés, par les premiers chrétiens, comme des pratiques similaires, à savoir des tentatives pour profiter des plaisirs du sexe, sans engendrer d'enfant. Ainsi, le préservatif fut interdit à plusieurs reprises car accusé de favoriser la débauche. L'Église romaine a toujours condamné tout acte conjugal volontairement amputé de sa vertu procréatrice : si le plaisir sans procréation est condamné, l'abstinence est glorifiée par les tenants de cette religion. Cette méthode contraceptive s'accompagne, en effet, selon eux, de valeurs jugées positives, enseignées par l'Église après le concile de Trente (XVIè siècle) : le sens de la responsabilité et la maîtrise de soi, l'amour conjugal qui peut amener un mari à vouloir éviter à son épouse des grossesses répétées, l'attachement à l'égard des enfants que l'on pourra élever avec d'autant plus de soin qu'ils seront moins nombreux (bien que la contraception permette d'arriver au même résultat).

Toutefois, l’onanisme (ou coït interrompu), apparaît, dès cette époque, comme une pratique courante chez les jeunes couples. Les commentateurs catholiques médiévaux interprétèrent alors l'intervention divine contre Onan comme une condamnation de la masturbation et/ou de la contraception, et toutes leurs interprétations s'attachèrent à condamner encore plus ce dernier point. Sévèrement réprimé à cause de l’accord qui liait les deux partenaires, un jeûne de deux à dix ans pouvait être infligé aux couples onanistes, même si (l’ensemble des moralistes se ralliant à cette position qui ménageait la clientèle féminine) les religieux absolvaient l’épouse qui ne faisait que subir le retrait du mari (« L’onanisme est d’abord faute masculine »). La copulation anale et la fellation, considérées comme une recherche de contraception délibérée, étaient le plus lourdement sanctionnées par trois à quinze ans de pénitence. Mais ces fautes apparaissaient moins graves aux yeux de l’Église qu’un avortement pratiqué après quarante jours, laps de temps considéré comme nécessaire au fœtus pour l’obtention d’une âme. La distinction entre avortement et stérilité disparut au profit d'un concept unique, celui de la « non-naissance ».

 

Les Pénitentiels (documents juridiques) du VIIè au IXè siècle n'ignoraient pas les pratiques contraceptives, énumérées parmi les perversions sexuelles. Les hommes par contre ne pratiquaient pas les techniques aujourd'hui familières, soit qu'ils les ignoraient tout à fait, soit qu'ils les connus à peine, comme des curiosités indifférentes, parce que les conditions sociologiques du temps ne leur permettaient pas de les intégrer à leur univers mental (c'est l'impensabilité). Il s'agit en fait d'une survivance scripturaire des mœurs du Bas-Empire, époque où il est indiscutable que, au moins dans les milieux urbains ou riches, la contraception était connue et pratiquée.

La magie restait importante dans les pratiques contraceptives, essentiellement sous forme de talisman. En marge de la magie médicale, il y a d'abord les sorciers, ceux qui utilisent non les « vertus occultes » des éléments naturels, mais les pouvoirs octroyés par les esprits du mal. Dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, « maléfices » et « poisons » étaient le plus souvent condamnés de concert : les sorciers préparaient des breuvages de stérilité qui conduisaient fréquemment à la mort de l'utilisatrice. La méfiance contre ces breuvages s'émoussant au fur et à mesure que se reconstituait la science médicale, leurs pouvoirs furent de moins en moins associés aux poisons et de plus en plus aux « sorts », aux « maléfices » jetés sur un lieu ou sur une personne et matérialisés par des rites démoniaques.

Il y a en second lieu les superstitions populaires, où l'on peut parfois reconnaître la lointaine descendance du paganisme. Les femmes qui voulaient empêcher la conception et l'accouchement se livraient à toutes sortes de sortilèges. Par exemple lorsqu'elles sont assises ou couchées, les femmes posent sous elles quelques doigts, croyant se libérer de la conception autant d'années qu'elles posent des doigts sous elles. Une pratique élémentaire, liée aux multiples croyances sur le pouvoir des doigts, qui peuvent selon les gestes jeter ou délier des sorts. Le second procédé rappelle l'ancien culte des arbres. La femme doit récolter ses fleurs (les menstrues) et en oindre un sureau (fréquemment associé à la fécondité) en lui disant : « Porta tu pro me, ego floream per te » ; Toi, porte pour moi (des fruits, l'enfant), moi, je fleurirai pour toi (par les menstrues). Cependant c'est l'arbre qui fleurit et la femme qui accouche dans la douleur. Les règles, dans le même but, pourront être jetées au loin, données à manger à un porcelet, à un chien ou à un poisson. Symboliquement, il s'agit de détruire les fleurs pour ne pas porter le fruit.

Le troisième volet de la magie, celle qui tâche de se fondre avec la médecine, prête ses grimoires aux grands noms de la science et mêle à ses charmes d'authentiques expériences physiques ou médicales. Certains faisaient grand usage d’ingrédients répugnants qui étaient traditionnellement associés à ces mages en bonnet pointu et à ces sorcières à verrues. Pour ne pas concevoir pendant un an, on pouvait ainsi cracher trois fois dans la bouche d'une grenouille ou lier à une racine de marjolaine (elle a des propriétés anaphrodisiaques : c'est une substance qui calme, voire inhibe, les désirs sexuels) l'œil d'un cerf qui louche et l'arroser, le soir venu, de l'urine d'un taureau roux. La plupart de ces recettes semblent originales, et certaines remontent aux médecins antiques, telle la dent d'un enfant que l'on recueille avant qu'elle ne tombe à terre. Ces pratiques s’apparentent bien évidemment à un « art occulte » et non à une superstition populaire. Certaines, cependant, ont connu un grand succès et se retrouvent à tous les niveaux culturels. Tel est le cas du testicule de belette, venu de la magie orientale à l'époque impériale, et que l'on rencontre dans des livres de médecine, dans des réceptaires (livre de recettes) plus populaires, et dont on suit les avatars dans le folklore du XVIè au XIXè. La recette, au départ, est imprégnée d'astrologie et de magie sympathique. Le testicule doit être coupé lorsque la lune est décroissante, il ne faut conserver que le gauche (le droit étant fécondant), laisser partir la belette vivante (pour qu'elle emporte la fécondité), lier l'organe dans une peau de mule (animal stérile) sur laquelle on aura écrit une formule magique. A l'arrivée, il ne reste plus que des testicules, sans distinction de côté, pendus au cou de la femme. Seule concession à l'origine magique : la belette laissée vivante.

Dernier stade de la magie contraceptive : celle qui est approuvée par la médecine officielle. Outre les talismans (tel le fait de placer sur la vulve de la fiente d’éléphant mélangée à du lait de jument portée en talisman), dont le statut est ambigu, on y trouve une foule de pratiques héritées de l'antiquité, et que l'on qualifierait plus volontiers de trucs que de recettes. Ainsi, l'eau dans laquelle le forgeron trempe le fer porté au rouge constitue-t-elle, depuis Aetius (Vè siècle), une boisson contraceptive. Ainsi que le trognon de chou enflammé et éteint dans le sang menstruel, ou des graines de muscade plongées dans les menstrues, mais ensuite lavées et bues dans du vin. Les menstrues d'autres femmes, également, ont depuis l'Antiquité un pouvoir stérilisant, qu'il suffise de les enjamber ou qu'il faille s'en oindre. Parmi les ingrédients contraceptifs utilisés par la magie médicale, une place importante était attribuée aux animaux stériles. Il peut s'agir de stérilité accidentelle (par exemple fœtus fossilisé) ou de stérilité naturelle comme chez les espèces hybrides (par exemple la mule : faire une ceinture avec les poils des oreilles de mulet ou boire son urine). On faisait ainsi, avec une partie de leurs corps, des talismans. Il y a aussi les nombreuses substances d'origine animale ou minérale qui ont été invoquées pour interrompre, temporairement ou définitivement, la fécondité. Mais ce sont ici encore les remèdes d'origine végétale qui fournissent les fonds de la pharmacologie, avec une cinquantaine de substances administrées par voie orale (aliments ou breuvages) ou en topique (pessaires ou suppositoires imprégnés du produit, onctions, fumigations). Si certaines herbes peuvent avoir une relative efficacité, c'est surtout du côté du symbolisme qu'il faut chercher l'origine de leur emploi (pouvoir symbolique de certaines plantes). La contraception représente au Moyen Age un total de deux cent quarante recettes dont cent vingt cinq différentes. Au XVIIè siècle, l’imprimerie permit la vulgarisation de traités de botanique dans lesquels on trouvait de quoi confectionner potions et tisanes contraceptives à base de plantes, ainsi que des lotions à appliquer sur les parties génitales. On expérimentera également, à cette époque, différentes injections intra-vaginales.

 

Les théologiens du IXè et XIVè siècle ignoraient les pratiques signalées par les Pénitentiels des siècles passés. Le silence de la scolastique étonne, parce que c'est justement alors que se précise une conception rigoureuse de la finalité reproductrice de l'acte sexuel. Saint Thomas a d'ailleurs dû insister sur la légitimité des rapports sexuels pendant les périodes stériles de la femme, parce que d'autres moralistes, plus rigoureux, les condamnaient. Dans un tel climat philosophique, comment admettre qu'il n'ait pas fait un sort aux idées anticonceptionnelles, si elles avaient existé ?

Dans la Divine Comédie de Dante, les luxurieux (du latin luxuria, « exubérance, excès ; somptuosité, profusion » lui-même dérivé de luxus : ceux qui pratiquent l’« abandon déréglé aux plaisirs sexuels ») occupent les premiers cercles de l'Enfer, les plus bénins, et le péché de la chair n'est pas le plus horrible. Aussi, les sodomites ne sont-ils pas associés aux luxurieux, mais ils partagent les peines, beaucoup plus cruelles, des fraudeurs, pour avoir détourné la création du but assigné par Dieu : ils ont trahi Dieu. Toutefois, parmi ces trompeurs de Dieu, on cherchera vainement Onan et ses disciples. Tout se passe comme si Dante n'avait pas eu l'idée que la contraception fût possible, au moins dans le monde concret où il vivait.

À partir du XVIè siècle, le silence sur la contraception n'est plus aussi complet, chose d'autant plus remarquable que la langue, voire aussi les mœurs, sont très libres et, au moins au XVIè siècle, ne reculent devant aucune licence (du latin licentia, « faculté, pouvoir de faire librement quelque chose : « liberté exagérée, dérèglement des mœurs »). En 1546, le Livre de la Police humaine, de Gille d'Aurigny, développe un chapitre consacré à l' « enseignement pour les femmes grosses ». L'auteur invoque l'autorité d'Hippocrate concernant une pratique abortive (le fait de sauter pendant sept jours pour évacuer la semence), entreprise à la suite de l'échec d'une pratique anticonceptionnelle. Elle est d'ailleurs présentée à l'appui d'une hygiène de la grossesse, sachant que l'initiative revient à la femme. Cependant l'auteur poursuit : « Je laisse ici beaucoup d'autres abus qui se commettent par l'acte vénérien, qui seraient trop sales à exprimer, par lesquels les enfants n'ont point de vie, et par quoi aussi se produisent monstres très vilains et abominables ». Les pratiques abortives et contraceptives sont ainsi confondues avec les « abus » de la « perversité sexuelle ». Chez Brantôme, un médecin marron distribue à sa clientèle féminine « des antidotes pour engarder d'engrosser, car c'est ce que les filles craignent le plus », les filles non mariées exclusivement, et cette réserve est très importante. « Des experts leur donnent des drogues qui les engardent très bien d'engrosser, ou bien si elles engrossent, leur font écouler leur grosse si subtilement et sagement que jamais on ne s'en aperçoit et n'en sent on rien que le vent ». La stérilité est désirée par la femme et associée à l'avortement : on ne distingue pas alors entre les potions stérilisantes et les drogues abortives. Brantôme cite à la suite le cas d'une fille enceinte qui « rencontra un subtil apothicaire qui, lui ayant donné un breuvage, lui fit évader son fruit, qui avait déjà six mois, pièce par pièce, morceau par morceau, si aisément qu'étant à ses affaires, jamais elle n'en sentit n'y mal ni douleur ». Après son avortement, la fille « se maria galantement sans que le mari y connut aucune trace. Quel habile médecin ! car on leur donne des remèdes pour se faire paraître vierge et pucelle (de purulus : « propret, sans tache, pur ») comme devant ». Nous retrouvons ici le thème, classique dans la littérature française, de la virginité raccommodée. Brantôme passe ici facilement d'un « antidote pour engarder d'engrosser » à un avortement de six mois. C'est la même confusion qu'on remarque chez Montaigne, quand il oppose à la vertueuse femme de Sabinus « tant de garces qui dérobent tous les jours leurs enfants en la génération comme en la conception ». Si ces anecdotes disent assez peu sur les mœurs vécues, elles renseignent sur le folklore sexuel de ce temps. Il suffit de comparer la rareté des allusions contraceptives au thème du préservatif dans le folklore sexuel contemporain. Toujours est-il qu'il ne s'agit pas ici de « garce » comme chez Montaigne : la pratique contraceptive ou abortive intéresse seulement parce qu'elle corse le cas classique du mari trompé pas sa femme ou sa fiancée. On reste dans le monde fermé des filles non mariées.

Les hommes ignorent ce souci. Dans le livre Francion où Charles Sorel imagine l'entrevue galante d'un brillant seigneur, Cleronte, et d'une bourgeoise mariée, dont il est amoureux, le texte est l'un des premiers où la femme explique à l'homme sa crainte de la conception illégitime. Et l'homme répond en proposant d'élever le bâtard. C'est évidemment un autre monde de mœurs que le nôtre, où le recours à la contraception est plus familier. Mais ce n'est pas un monde chrétien que celui où la bâtardise est ainsi acceptée par les mœurs. En tout cas, l'homme n'a absolument pas le réflexe contraceptif qui, au contraire, n'est pas tout à fait étranger à la femme. Il existe ainsi quelques textes au XVIè siècle qui font allusion à des procédés contraceptifs ou à une répugnance à la conception. Mais ces textes sont rares. Ils n'indiquent jamais une fuite devant de trop nombreuses naissances. Ils ne mettent en scène que la femme, et la collaboration ou la complicité de l'homme demeurent inconnues. Étant donné qu'il y a confusion entre la contraception et l'avortement, il s'agit de mœurs spéciales aux milieux galants, « garces » ou « finettes ».

 

La répugnance à la grossesse a assez tôt gagné au-delà des milieux galants ou légers. Elle est cependant toujours restée un sentiment exclusivement féminin : nombre de femmes étaient mariées vers douze ans puis commençaient vers quatorze ans un cycle d'une quinzaine de maternités, dont les premières se suivaient souvent à un an d'intervalle et les dernières mettaient en péril la vie de la mère pondeuse. On peut alors se demander si la répugnance aux naissances répétées n'a pas été d'abord un sentiment féminin, exclusivement féminin, inconnu et ignoré des hommes.

 

Au XVIIè siècle, l'abandon des enfants constitue un véritable fléau dans la société française. L'acte consiste principalement à exposer son enfant dans un lieu public comme, par exemple, une église. La cause principale reste l'illégitimité. Quand l'enfant naissait hors mariage, il était considéré comme un « bâtard » (rattaché à la racine i.-e. *bhendh- « lier », décliné en frison germanique « union conjugale » qui donna « mariage avec une seconde femme de rang plus bas », la nuance péjorative étant due à la condamnation de la polygamie germanique par la morale chrétienne). En France, une ordonnance de Louis XIII, datant de 1639, ordonne que tous les enfants nés hors mariage soient frappés d'indignité, d'incapacité totale de succession, ce qui revient à les exclure de la famille. C'est principalement la noblesse et la bourgeoisie qui recourront à cette décision d’abandon. Les jeunes filles célibataires abandonnaient leur enfant à cause de leur faible revenu mais aussi en raison de leur difficulté à affronter la honte de l'éducation d'un bébé né « hors normes ». Que ce soit le père ou l'employeur, quand il découvrait la grossesse, la réaction était bien souvent la colère et l'expulsion. Il y avait également des enfants légitimes dont les parents étaient incapables d'assurer l'existence : accoucher à l'hôpital et y laisser l'enfant était alors le seul moyen de fuir la famine et la mort. L'Église a joué un très grand rôle dans les abandons d'enfants car elle condamnait tout acte contraceptif et tout avortement. Tant que le christianisme domine l'ensemble de la société et détermine les normes morales, la position sur l’avortement reste inchangée. Ainsi, en 1687, Bossuet souligne que « vouloir éviter d'avoir des enfants est un crime abominable ». Ces techniques étaient considérées comme des actes totalement condamnables. Charles Quint comme Louis XIV condamnent l’avortement comme crime : les femmes qui avortaient étaient condamnées à la peine de mort, de même que les personnes qui les avaient aidées. Au XVIIIè siècle, la peine de mort fut remplacée par la réclusion de vingt années pour l'avorteur(se). Or, c'est justement à la fin de l'époque de Louis XIV que nous relevons des indices d'une répugnance aux maternités trop fréquentes (ou du moins c'est à partir de cette époque que cette répugnance s'exprime sans scandale) : les femmes voulaient rabattre leurs caquets (gloussements particuliers de la poule quand elle va pondre). « Si j'eus le plaisir d'être mère, le mal passe bien le plaisir » : la peur de la maternité s'exprime sans détours, ni scandale. Mais de là à un emploi plus habituel des contraceptifs, le pas est grand et n'a pas été franchi.

Lorsque St François de Sales condamne l'acte d'Onan, il vise moins la fraude et le détournement que le libertinage, ce que l'on note également chez les auteurs galants de cette époque. Il invoque en effet la loi naturelle de la procréation, mais c'est pour interdire toutes les anomalies sexuelles. Même si la procréation est impossible, les rapports amoureux doivent suivre leur cours naturel, et la stérilité ne justifie pas leur perversion. Loin d'être le but recherché, la stérilité paraît alors une excuse à des pratiques sexuelles sans objet contraceptif. Ainsi, le texte de St François de Sales ne diffère-t-il guère des autres textes contemporains qui visent les dépravations sexuelles plutôt qu'un contrôle de la fécondité. Chez les docteurs de l'Islam, le coïtus interruptus est connu, discuté, sans être d'ailleurs condamné avec la rigueur des moralistes catholiques. Or, les pratiques contraceptives, quoique signalées dans la littérature religieuse traditionnelle, demeuraient inconnues des musulmans d'Afrique du Nord (et ce jusqu’au contact du néomalthusianisme européen à Alger au XIXè siècle).

 

Heureusement, les prostituées retiennent toujours les recettes contraceptives en usage aux époques précédentes. Ainsi, elles utilisaient l'hysope, considérée comme abortive, tout comme à forte dose la sauge, la rue ou l'armoise. L’hysope est un arbrisseau vivace de la famille des Lamiacées, que l'on trouve dans les environnements de type garrigue dans les régions méditerranéennes. L'espèce est citée dans le Nouveau Testament : « Il y avait là un vase plein de vinaigre. Les soldats en remplirent une éponge, et, l’ayant fixée à une branche d’hysope, ils l’approchèrent de sa bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : Tout est accompli. Et, baissant la tête, il rendit l’esprit ». L'hysope est une plante potagère en tant que plante condimentaire. Elle entre aussi dans la composition de certaines liqueurs, du pastis, de l'eau de mélisse, de l'absinthe suisse. C'est l'un des éléments essentiels de l'élixir de la Grande-Chartreuse, de la bénédictine, de par sa capacité à freiner le processus de vieillissement physique. L'hysope a pu aussi servir d'agent aromatisant lors du brassage de la bière. L’huile essentielle d'hysope est interdite en vente libre car elle est neurotoxique et abortive. Dans le Psaume 51 au verset 9 ; David supplie Dieu : « Purifie-moi avec l'hysope, et je serai pur ». Cependant, on retrouve l'huile d'hysope dans une liste d'additifs dans les cigarettes. L'hysope trouvait sa place dans les jardins des simples, jardins de curés et autres jardins médiévaux Très répandu au Moyen Âge, le jardin des simples se retrouvait essentiellement dans les jardins de monastère : jardins de plantes médicinales, les simples étant des « variétés végétales aux vertus médicinales », on y trouvait la plupart des plantes sauvages (que nous appelons aujourd'hui « les mauvaises herbes du jardin »), alors que d’autres faisaient partie du potager comme l'hysope, la sauge, le thym, la mélisse.

Les sauges (nom scientifique : Salvia) sont un genre de plantes de la famille des Lamiacées qui comprend plus de 900 espèces, annuelles, bisannuelles, vivaces ou arbustives. Une dizaine d'entre elles sont indigènes en Europe, la sauge des prés par exemple. Le nom vient du latin salvare, « sauver ». Certaines espèces de sauge, principalement la sauge officinale, possèdent en effet de nombreuses vertus médicinales. Elles étaient considérées au Moyen Âge comme une panacée. Les sommités fleuries et les feuilles de deux espèces principalement, la sauge sclarée (Salvia sclarea) et la sauge officinale (Salvia officinalis), étaient utilisées en infusions et décoctions. Certaines espèces de sauges, comme la Salvia divinorum (connue localement sous des noms divers comme hojas de la pastora ou yerba de María), sont encore employées dans les rites chamaniques de certaines tribus d'Indiens d'Amérique. Bien que considérée comme abortive à forte dose, au XVIè siècle, le botaniste Jacob Tabernae-Montanus racontait que les femmes égyptiennes avaient l'habitude de boire du jus de sauge pour accroître leur fertilité. La plante était également associée à l'immortalité et à la longévité.

La rue officinale (Ruta graveolens L.) est un arbrisseau de la famille des Rutacées, cultivé pour ses feuilles utilisées pour leurs qualités aromatiques et médicinales. Herbe de grâce, elle fut utilisée dès l'Antiquité, notamment chez les Romains, et les Pharisiens payaient la dîme avec de la menthe et de la rue (Saint Luc (XI-42)). Elle figurait dans la liste des plantes potagères recommandées dans le capitulaire De Villis (liste des plantes cultivées dans les jardins de monastère sous Charlemagne) en tant que répulsif pour les insectes, notamment les puces et les pucerons. Elle a pourtant la réputation d'être abortive, ce pourquoi sa culture a été interdite par une loi de 1921 : le simple fait d'écrire qu'elle « faisait passer les enfants indésirables » était passible de poursuites ! Elle est toxique à forte dose, et pour exemple la fille de Titus serait morte après en avoir consommée.

 

Il aura fallu attendre le XVIè siècle pour voir apparaître la première capote [du latin caput (« tête ») : originellement un grand vêtement de dessus auquel était adapté un capuchon que portaient les soldats pour se garantir du froid et de la pluie, également une coiffe de femme qui était faite ordinairement en étoffe ; capai « mettre sous cape, cacher, se coucher », faire/rendre quelqu’un capot signifiait également le battre au jeu en faisant toutes les levées : le joueur qui n'a fait aucune levée au jeu est dans un grand embarras comme si on lui avait mis un capot sur la tête] à base d'herbes, inventée par Gabriele Falloppio. Si la première mention récente et attestée date en Europe du XIIIè siècle (en pleine Inquisition, Ralf Konig montre des préservatifs dans des dessins), l'existence du préservatif se précise autour du Xè siècle en Asie. Les Chinois optèrent pour le papier de soie huilée et les Japonais connaissaient sous le nom de Kabuta-gata, des accessoires fabriqués en écailles de tortues ou en cuir que l'on rangeait dans des « boîtes joyeuses ». Ces préservatifs pouvaient, grâce à leur rigidité, servir tout aussi bien de godemichés.

En 1564, le médecin anatomiste italien Fallope (le même qui découvrit les trompes ovariennes du même nom) écrivit le livre « De morbo gallico » (« la maladie gauloise ») consacré à la syphilis (notre mal génois à nous, comme quoi tout le monde se renvoyait la balle concernant l’origine de cette terrible maladie vénérienne). Dans un chapitre intitulé « La carie française » (autre nom de la maladie), il parle d’un fourreau de lin « à la mesure du gland » imbibé de décoctions d’herbes : « Seulement lorsqu'il aura des rapports, qu'il le place sur le gland et fasse revenir le prépuce » (de nombreux latinistes ont fait remarquer que la traduction serait plutôt « aura eu des rapports » : et voilà donc notre premier préservatif devenu une simple compresse hygiénique, à utiliser « après coup », comme le futur pro-kit américain). Faisant l'éloge de son efficacité, le médecin qu’il était en propose l'utilisation pour se protéger de la syphilis. Peu fiable tant dans son étanchéité que dans son maintien, le préservatif de Fallope fut, semble-t-il, rapidement abandonnée. Pour autant, en 1655, dans un ouvrage libertin anonyme (« L’école des filles ou la Philosophie des dames »), il est encore fait mention d’un petit linge qui recouvre le pénis, utilisable plusieurs fois mais dont le coût le réservait aux courtisanes de haut rang et non aux filles des rues. Toutefois, un certain Ranchin, au début du XVIIème siècle, préfère donner ces conseils pleins de bon sens : « Mieux vaut que l'on ne séjourne pas trop longtemps avec une femme gastée (gâtée : ravagée, ruinée, dévastée), et que l'on soit diligent à laver et sécher le membre, car si l'on s'y endort longuement, il n'y a plus de remèdes. Enfin, le membre doit être droit et non pas mol et flasque, pour ce que, autrement, il boit l'infection comme une éponge et tout devient inutile ».

Malgré une loi qui rendait passible de prison le fait de posséder ou de vendre des préservatifs, au XVIIè siècle, Louis XIV (le roi-soleil qui brillait par son libertinage) adopta un modèle de préservatif en boyau animal (surtout du mouton), tenu par un petit ruban de tissu coloré, fourré de soie et de velours, que Shakespeare dénommait « gant de Vénus ». Ce préservatif, toujours constitué d'un boyau animal, n'était ni confortable, ni très sûr, ce qui fit dire à la Marquise de Sévigné en 1661, s'adressant à sa fille la Comtesse de Grignan : « C'est une cuirasse contre le plaisir, une toile d'araignée contre le danger » (aphorisme également attribué, un siècle plus tard, dans certains ouvrages, à la baronne de Staël, fille de Necker), conseillant plutôt d'utiliser des « restringents » (qui ont la propriété de resserrer une partie relâchée : ici, le col de l’utérus) ou de faire chambre à part. De manière générale, on préférait alors parler d'étreintes réservés (l’amplexus reservatus est au moins connu, sinon utilisé, au Moyen Age : il s’agit d’un coït interrompu sans éjaculation, qui constitue la forme la plus raffinée de l'érotisme oriental et qui, en Occident, à longtemps été le pis-aller des familles chrétiennes malthusiennes) et de manœuvres post-coïtales (nombreux procédés utilisés séparément ou conjointement, comme se lever immédiatement après l'acte, sauter, courir, descendre des escaliers, même parler ou tousser, pour expulser la semence. Parfois un aspect magique est associé au procédé mécanique : les sauts doivent par exemple aller par sept ou par neuf pour être efficaces). Avant la découverte des spermatozoïdes au XVIIè siècle, on croyait effectivement que la totalité de l'éjaculat était nécessaire pour tomber enceinte. On sait aujourd'hui qu'un seul spermatozoïde, qu'aucun mouvement ne peut expulser lorsqu'il a pénétré dans l'utérus, suffit à la fécondation.

 

Dans l’histoire du préservatif, l’élan moderne a commencé, sur le plan commercial, avec la conférence internationale ouverte à Utrecht en 1712 et qui devait aboutir, un an plus tard, à la signature d'un traité mettant fin à la guerre de succession d'Espagne. La ville d'Utrecht, littéralement envahie plusieurs mois par des hommes d'État et de hauts personnages venus d'Espagne, d'Angleterre, de France etc... attira une foule de dames galantes. Venues là pour distraire ces messieurs, elles ouvrirent des maisons ou reçurent les diplomates dans leurs appartements.

Malheureusement, plusieurs d'entre elles avaient apporté, dans leurs bagages, quelques maladies vénériennes. La chose n'étant pas un secret, un artisan eut l'idée de traiter à sa façon le cæcum de mouton (première partie du côlon, organe appartenant au système digestif), dont les parcheminiers tiraient des pellicules fines et transparentes pour faciliter la cicatrisation des plaies ulcérées et des brûlures. Reprenant un procédé ancien, il utilisa ce cæcum de mouton en lui conservant sa forme de fourreau et en le fermant d'un côté : il obtint ainsi un préservatif. Grâce à lui, on put alors acheter cet article dans une boutique située à l'angle de Beynijn Hof...Dès que la conférence fut terminée, tous les diplomates regagnèrent leurs pays et plusieurs personnalités britanniques rapportèrent, en souvenir, quelques spécimens de ces petites cuirasses protectrices. Des industriels et des hommes d'affaires décidèrent de fabriquer et de mettre en vente, sous le nom de « Condom », ces appareils d'hygiène. « Condom » était une transcription du verbe latin « Condere » qui signifie « cacher ou protéger ».

Peu de temps après, en 1717, dans un ouvrage intitulé « Practical dissertation on the venereal disease », le physicien anglais Daniel Turner avance l'idée que « le condom, quoique le meilleur, ne soit pas le seul préservatif que nos libertins aient trouvé jusqu'à présent ». Et Turner d'ajouter que, « en raison des sensations émoussées qu'il provoque, j'en ai entendu quelques-uns reconnaître qu'ils avaient souvent choisi de risquer la chaude-pisse plutôt que d'entrer en lice avec une pique ainsi cuirassée ».

 

Pour autant, ayant acquis ses lettres de noblesse, le préservatif se développera grandement au XVIIIè siècle (celui de l’Amour, charnel essentiellement) avec les grands libertins. Ainsi, Casanova, pourtant hostile à son usage (son plus grand reproche était : « Je dois m'enfermer dans un bout de peau morte pour prouver que je suis bel et bien vivant »), s’obligeait à enfiler ces « calottes d’assurance » ! Il utilisait des préservatifs non seulement pour se protéger des infections mais surtout pour éviter que ses « partenaires » ne tombent enceintes. Il désignait le préservatif de différents noms, tels que « Redingote Anglaise » (une redingote est aussi un vêtement masculin, veste croisée, ainsi qu’un manteau féminin, serré à la taille : c'est une sorte de vêtement intermédiaire entre la robe et le manteau, dont le nom proviendrait de l'anglais riding coat, littéralement, « manteau pour chevaucher »), et ce serait lui qui, en 1718, grand consommateur bien évidemment, baptisa ce petit bout de boyau de « capote anglaise » (même si nos ennamis les British l’appellent « French letter » : tout le monde veut l’utiliser pour en profiter, mais personne n’en assume le sobriquet). En 1725, le français L.-M. Marie fit un voyage en Angleterre et raconta à son retour en France qu'il avait vu à Londres « deux grandes et belles boutiques dans les rues les plus passantes, fournies de jeunes demoiselles qui s'occupaient ouvertement de la fabrication de ces petits sacs ». En 1736, dans ses « De Morbis venereis », le docteur Jean Astruc parle des libertins, observant « ...qu'en Angleterre, les grands débauchés, ceux qui passent leur vie dans les bras des prostituées, se servent depuis quelque temps de sacs faits d'une membrane très fine et sans couture, en forme de fourreau et qu'on appelle en anglais condum. Ils en recouvrent complètement le pénis avant le coït, afin de se protéger contre les risques d'un combat dont le résultat est toujours douteux. Ils pensent que, ainsi protégés et la pique bien cuirassée, ils peuvent impunément braver le danger des amours banales ». L'auteur semble avoir lu Turner … lui empruntant même sa « pique bien cuirassée ».

Le préservatif devient de plus en plus connu et est aussi bien loué que ridiculisé dans les poèmes anglais. Le poème le plus important à ce sujet porte le titre « The Machine » (le machin) et date de 1744. Sur une copie qui se trouve au British Museum, la page de garde montre des ouvriers préparant des Condoms et soufflant dedans afin de vérifier la fiabilité du préservatif. En 1776, une certaine Mme Philipps fit paraître à Londres des annonces signalant que sa boutique était toujours pourvue de ces « dispositifs de sécurité qui assuraient la santé de ses clients ».

Alors qu’en 1750 un colporteur nommé Jardin fut condamné à la relégation après sept mois d'emprisonnement pour avoir été trouvé porteur de « 28 Condoms de vessie bordés d'un petit ruban rouge », on put voir vers 1760 le premier tract par la première condomerie pour la « capote angloise » ! Le terme « préservatif » apparut dans une réclame discrète en 1780, lorsque la « Maison de confiance du Gros Millan » ouvrit ses portes à Paris au 22 de la rue Beaujolais, au Palais-Royal, important centre de prostitution à l'époque. Son prospectus donnait les précisions suivantes : « Fabrique de préservatifs de toute sécurité ... bandages, suspensoirs, articles d'hygiène ... Exportation discrète pour la France et l'étranger ».

Par la suite, le mot « préservatif » fut rapidement remplacé par « Redingote anglaise ». On trouve cette appellation dans la première édition de la « Correspondance de Madame Gourdan », publiée de son vivant. Madame Gourdan, dite la « Petite Comtesse » était l'une des plus célèbres tenancières de maison de débauche du XVIIIème siècle et l'on ne s'étonnera pas de lire dans cet ouvrage une lettre que lui adressait un commerçant avisé le 7 avril 1783 : « J'ai à votre service, Madame, une eau préservatrice pour les maladies vénériennes etc... et des Redingotes d'Angleterre ». Cette fameuse correspondance de la Gourdan n'était en réalité qu'un pamphlet mais le texte de cette fausse lettre prouve que les clients de cette matrone, nobles seigneurs et hauts dignitaires ecclésiastiques, utilisaient volontiers des Condoms qu'ils appelaient « Redingotes d'Angleterre ».
Dans ses « Mémoires Secrets », Louis Petit de Bachaumont précise que le 3 octobre 1783, au cours d'un souper galant, l'hôtesse eut la délicatesse de faire distribuer des « Redingotes d'Angleterre » à ses invités !!!

Sade utilise le terme de « Condom » dans le troisième dialogue de la « Philosophie dans le Boudoir » : « D'autres obligent leurs fouteurs de se servir d'un petit sac de peau de vessie, vulgairement nommé Condom, dans lequel la semence coule sans risque d'atteindre le but...! ».

Le Marquis de Sade, Casanova et les libertins du XVIIIè siècle se servirent de l'idée comme préservatif antivénérien mais bien vite l'objet passa des « mauvais lieux » et de l'alcôve de l'adultère au lit conjugal où il remplaça le « retrait » (« coitus interruptus », fortement condamné par l’Église car méthode ouvertement orientée vers le plaisir – même si c’est une méthode frustrante pour les deux partenaires car elle les sépare brutalement au moment le plus intense du rapport sexuel, d’où elle est difficile à maîtriser – et allant contre le dogme du rapport sexuel uniquement à visée procréatrice). En effet, l'abbé Spallanzani, vers la fin du XVIIIè siècle, avait observé que la pose sur les grenouilles mâles de petits caleçons de lin ciré n'empêchait pas l'accouplement mais interdisait toute fécondation. Par contre, l'adjonction aux œufs du fluide mâle contenu dans les caleçons entraînait la fécondation. Ainsi, il fait lui aussi partie des découvreurs du préservatif masculin.

 

L'antiquité conseillait, pour éviter la grossesse, de se laver cuisses et pubis à l'eau froide, ou d'éponger le vagin. Cette hygiène élémentaire, mais dont les effets contraceptifs sont illusoires, débouchera au XVIIIè siècle sur la généralisation du bidet. En effet, dès le milieu du XVIIIè siècle, la majorité des familles de la région parisienne pratiquaient la contraception (le coït interrompu fut à l'origine d'une réduction très significative de la taille des familles françaises). La preuve se trouve dans la diminution du pourcentage des familles à intervalles d’accouchement courts et moyens et l'augmentation très forte des familles à intervalles longs et à intervalles supérieurs à quatre ans. A la fin du siècle, les familles contraceptives semblent devenir la règle, mais celle-ci provoque de très nombreuses condamnations des pratiques contraceptives, formulées alors tant par des clercs que par des démographes, des économistes ou des hommes politiques. La plupart y voyaient l'effet du luxe et de l'égoïsme, indifférent aux devoirs envers un pays qui a besoin d'enfants pour ses guerres et ses manufactures.

D'autres sont quand même conscients que la dureté de la vie peut aussi en être la cause, comme Plumard de Dangeul qui écrit en 1754 : « Pour ce qui est des laboureurs, les campagnes fournissent dans cette classe d'aussi grands prodiges en misère que les Villes en peuvent montrer en richesses. C'est sur eux que le poids des charges de l'État tombe le plus durement. Un laboureur qui n'a pas le nécessaire à la vie, craint comme un malheur le grand nombre d'enfants. La crainte insupportable empêche plusieurs de se marier, et jusqu'en cette classe, les mariages sont devenus moins féconds ».

Au XVIIIè siècle, la progression des abandons est due à la misère des classes ouvrières populaires mais aussi au développement des naissances illégitimes liée à la liberté des mœurs qui caractérise ce siècle. En simplifiant, on pourrait dire que les abandons sont la conséquence de la débauche des classes hautes et de la précarité des classes basses. En effet, les classes populaires bénéficient d'un maigre revenu qui ne leur permet pas d'assurer la subsistance de l'entièreté de la famille. La contraception existe mais les familles les plus précarisées n'ont pas les moyens de bénéficier de ce luxe étant donné leur revenu. Ce revenu ne leur suffit parfois même pas pour pouvoir se nourrir eux-mêmes alors l'apparition d'un enfant dans la famille est souvent très mal acceptée. Selon les statistiques de l'époque, les mères qui abandonnent leur enfant sont le plus souvent des servantes, des ouvrières, des domestiques, des veuves ou encore de marchandes. Ainsi confrontés à ces problèmes financiers, les mères sont contraintes d'abandonner leur enfant devant une maison de riches bourgeois ou encore dans un lieu public comme devant le porche d'une église. On voit aussi apparaître un autre mode, celui de l'abandon à l'hôpital après la naissance, dans les mains de la sage-femme ou encore chez une nourrice. La majorité des abandons se fait avant l'âge d'un mois. Une des raisons de ces abandons est peut-être l'insuffisance de l'alimentation lactée dispensée aux nourrissons (le lait de vache n'a pu être utilisé qu'après la découverte de la stérilisation). En tout cas, si l'illégitimité reste une cause importante, on constate une relation évidente entre l'abandon et la misère car il y a augmentation des abandons en période de crise alimentaire. À cette époque, on compte plus de 7000 abandons par an, que l'on attribuera majoritairement à l'illégitimité. Toutefois, en rejetant la faute sur l'inconduite des parents, l'État évitait d'admettre sa responsabilité dans le système économique et social qui créait cette pauvreté.

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19 décembre 2008 5 19 /12 /décembre /2008 10:35
• Animateur : Justement, en France, c'est à la suite de la Seconde Guerre Mondiale que les choses allaient concrètement changer.

• Historienne : En effet, même si dès 1935 il y eut un premier projet de loi visant la fermeture des « maisons », présenté par Henri Sellier, ministre de la Santé Publique sous le gouvernement de Front Populaire. Il fut adopté par l'Assemblée nationale, mais le projet fut rejeté par le Sénat (conservateur certes, mais d'habitude pas dans ce genre de sens). Il faut dire que les tenanciers disposaient de moyens de pression sur une partie du personnel politique qui, habitué de leurs établissements, dévoilait du coup ses petites manies sexuelles. Comme la prostitution accompagnait toujours les armées en campagnes (voire y était même organisée, comme à Bangkok lors de la guerre du Vietnam), les nazis firent fonctionner, entre 1940 et 1944, une véritable machinerie du sexe tarifé à l'usage de leurs soldats stationnés en France (les « maisons de tolérance » étant assimilées aux « spectacles de 3è catégorie » et obtenant leur rattachement au « Comité d'organisation professionnelle de l'industrie hôtelière »), Vichy assurant à la fois l'ordre moral, la surveillance policière des établissements (la « collaboration horizontale » n'étant pas seulement affaire de sexe, mais aussi d'argent et de répression), et la surveillance médicale de leurs employées. Dès l'avènement du Maréchal, puis l'entrée des contingents d'occupation sur le territoire national, les pouvoirs publics, français et allemands, firent de la réglementation de la prostitution une priorité : la rue pour les plus jeunes, les maisons « civiles » pour les irritables, les bordels allemands pour les mieux élevées. Prophylaxie des maladies vénériennes intensifiée de concert avec les nazis, mais pas seulement. Le gouvernement de Vichy imposa peu à peu un réglementarisme singulier, conférant à la maison de tolérance, sanitairement plus sûre, une forme d' « exclusivité » du commerce vénal : les tenanciers furent accueillis au sein des structures corporatives hôtelières, puis ils devinrent imposables fiscalement (1941-1942). Plus encore, l'État pourchassa les proxénètes, intermédiaires gênants dans ce nouvel organigramme et désignés comme les « responsables masculins de la défaite » (1940 et 1943). Pour autant, beaucoup de filles ne racolaient pas publiquement mais exerçaient en maison, ceci freinant considérablement l'ouverture d'une instruction du fait que la loi du 20 juillet 1940 restreignait la définition du souteneur à celui qui protège... le racolage public (même si l'on pouvait tout autant comparaître au titre de l'article 334 du Code pénal pour avoir fait office d'intermédiaire). Ainsi, toutes les femmes « en carte » draguant des soldats allemands en-dehors des maisons closes estampillées Wehrmacht ou tenue par elle (les FTP, résistants communistes, prirent volontiers pour cible les bordels, une manière comme une autre de nuire au moral de l'ennemi), étaient considérées comme un risque pour la sécurité, certaines prostituées patriotes venant en aide aux résistants (à qui elles donnaient des informations glanées sur l'oreiller, qu'elles cachaient ou dont elles abritaient certaines réunions). La règle était les « maisons d'abattage », temples du sexe à la chaîne, où des malheureuses promises à une décrépitude physique accélérée et aux maladies vénériennes, devaient contenter jusqu'à soixante hommes par jour en dix heures au moins d'activité. 1 500 femmes étaient encasernées à Paris dans des maisons closes et 6 600 autres exerçaient à même le trottoir (un nombre en baisse puisque six ans plus tôt on en comptait 8 000). Beaucoup étaient mineures, la majorité étant alors de 21 ans, et une grande majorité d'entre elles était atteinte de maladies vénériennes (astreintes réglementairement à une visite médicale hebdomadaire, seules 500 se présentaient, accueillies par seulement trois médecins). On comptait également 1500 lupanars dans toute la France, dont 200 pour la seule ville de Paris. Le secteur du plaisir tarifé constituait donc une entité économique non négligeable, doublée d'un lobby qui savait défendre ses intérêts (avec un « syndicat » occulte des bordeliers, l'Amicale des maîtres d'hôtel de France et des colonies, siégeant dans l'arrière-salle d'un café de la porte de Clichy, et regroupant les gros s-exploitants). Une réalité qui émut Marthe Richard, conseillère municipale de Paris (une des 9 élues femmes sur 88 dans la foulée de la Libération) mais personnage au passé tumultueux. Née en 1889 dans la Meurthe-et-Moselle, elle quitta le domicile familial pour s'en aller vivre la grande vie ... c'est-à-dire tapiner sur le trottoir nancéen avant d'échouer au bordel. Arrêtée, fichée par la police des mœurs, elle se découvrit syphilitique, ce qui ne l'empêcha pas de repiquer au tapin, à Paris dès 1907. Femme d'avant-garde, elle fut la sixième Française à décrocher le brevet de pilotage d'avion. Ecartée pendant la guerre par Vichy, où elle tentait de faire son trou, Marthe se retrouva FFI à l'été 1944 puis conseillère municipale de Paris. La Libération survint à temps pour mettre fin au cauchemar des tripots malfamés, et le rêve des uns fit les mauvaises nuits des autres. Nombre d'établissements s'étant montrés « tolérants » (et bien plus) sous l'Occupation (la France étant considérée comme une zone de repos pour les soldats allemands venant du front de l'Est), à partir de l'été 1945, Marthe Richard lança une véritable croisade contre les maisons closes. L'époque s'y prêtait plutôt bien : quelques mois plus tôt, certains patriotes (souvent tardifs) avaient mis les bouchées morales doubles, tondant en public les « traîtresses » coupables d'avoir pratiqué la « collaboration horizontale » avec les Allemands. Ainsi, soucieux de rattraper son retard à l'allumage côté Résistance, le parti communiste se lança dans un ultranationalisme virulent, lequel allait de pair avec un moralisme non moins agressif (la compagne de Maurice Thorez, secrétaire général du parti, conjuguant bientôt antiaméricanisme et lutte contre la libre sexualité ou le contrôle des naissances, « armes de l'impérialisme » ; l'URSS aurait fait disparaître, entre autres maux hérités du capitalisme, prostitution et homosexualité). Marthe Richard présenta donc son projet au conseil municipal de Paris le 13 décembre 1945, sous l'œil placide du président de séance André Le Trocquer (qui, ironie du sort, tombera en 1959 dans l'affaire de mœurs dite des « ballets roses », une affaire de prostitution de mineures). Le public y était presque entièrement composé de tauliers, de macs et de putains (avertis par leurs indics dans les milieux politiques). Le 17 décembre, le préfet de police de Paris se rangea publiquement aux raisons de Marthe Richard, décidant la suppression des maisons de tolérance dans le département de la Seine. Le président Le Trocquer semblait moins convaincu, il multiplia les artifices de procédures pour retarder le vote, qui fut un triomphe pour Marthe Richard avec 69 voix pour et une seule contre (un politique client d'un boxon sadomasochiste). Quinze jours plus tard, le dossier fermeture fut propulsé au niveau national. Voté le 17 décembre 1945, l'arrêté préfectoral fermant les maisons closes dans le département de la Seine fut publié le 21 janvier 1946, le lendemain de la démission de De Gaulle (en guerre ouverte avec l'Assemblée constituante). Le 9 avril, la proposition de loi arrive enfin en discussion. Le 13 avril, la loi stipulant que toutes les maisons de tolérance seront interdites sur le territoire national fut promulguée, accordant un délai de six mois pour fermer les maisons. Sa campagne anti-maisons closes lui valut des attaques du lobby des tauliers (qui devaient déjà participer à la reconstruction du pays en payant l' « impôt de solidarité national »), associé à la police (qui d'autre serait au courant de son fichage d'antan à la Mondaine ?), son passé tumultueux (héroïnomane, arriviste, mythomane, collabo, résistante) remontant à la surface.

• Animateur : Pourtant, cette solution n'en fut pas réellement une, ni à long terme ni même à court terme ?

• Historienne : Persuadée de tirer un trait sur ce passé sulfureux, la classe politique (qui avait également quelques accointances avec le milieu) décida la fermeture des maisons closes. Mais les politiques ne réalisèrent pas alors qu'ils ouvraient ainsi la boîte de Pandore, la prostitution non contrôlée proliférant, pour le plus grand profit des proxénètes. La fermeture des maisons closes en avril 1946 fut ainsi ressentie comme une grossière erreur par les policiers, les proxénètes « accrédités » étant leurs meilleurs informateurs (pour prix de leurs services, ils obtenaient un « condé », l'oubli d'un délit, la faculté de violer impunément la réglementation) et les tauliers/tenancières étant leurs meilleurs auxiliaires dans ce milieu où le crime est souvent lié à la débauche. Avec la fermeture des « maisons closes », il y eut un renforcement de la lutte contre le proxénétisme, la création du délit de racolage, la création du fichier sanitaire et social de la prostitution et de la surveillance médicale des personnes prostituées, ainsi que des dispositions pour la « rééducation » des femmes prostituées. Mais chassez la prostitution et celle-ci revient au galop : un an à peine après la fermeture, la police recensait déjà 200 lupanars clandestins (sans compter les bordels militaires fonctionnant dans les ports et villes de garnison - à la Légion étrangère, on appelait le lupanar un « pouf »). De fait, dès 1947, il y eut des tentatives de réouverture des « maisons de tolérance », avec toutefois un vernis d'humanisme puisque la France adhéra à la Convention Internationale du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui ... mais ne la signa pas. Ratifiée finalement en 1960, la France avait pour autant crée en 1958 l'Office Central pour la Répression de la Traite des êtres humains (OCRTEH) dans le cadre du ministère de l'Intérieur, et modifia sa législation : intensification de la répression du proxénétisme (la cohabitation avec une femme prostituée devint un délit - d'où l'impossibilité pour elles d'avoir une « vie de couple normale ») ; création de la contravention dite « racolage passif » ; suppression du fichier sanitaire et social de la prostitution et de la surveillance médicale des personnes prostituées ; prévention et réinsertion des personnes prostituées. Les années de libération sexuelle virent le vieux débat revenir sur le devant de la scène, notamment avec en 1970 la proposition de réouverture des maisons closes (dénommées « cliniques sexuelles ») lancée par le docteur Claude Peyret, député UDR de la Vienne, et Jacques Médecin, député PDM, maire de Nice, mais plus étonnant encore avec le retour de Marthe Richard, cette fois pour proposer en 1972 d'ouvrir des « Eros Center » (accompagnée en cela par Kurth Köhls, un promoteur allemand et Jacqueline Trappler, qui se prostituait à Mulhouse). Mais ce fut également l'année du début de la fiscalisation des revenus des personnes prostituées.

• Animateur : Justement, à la libération sexuelle de tout un chacun allait succéder la Révolution des « mœurs légères » !

• Historienne : Qui plus est en 1975, année internationale de la Femme ! C'est d'ailleurs la première fois qu'il y avait participation à visage découvert de femmes prostituées, notamment avec « Ulla » dans l'émission télévisée des Dossiers de l'écran (à grand audimat). Ce que l'on a appelé plus tard la « Révolution de la prostitution » apporte non seulement un éclairage sur les conditions du passage à l'action collective d'une population aussi marginale et stigmatisée que les prostituées, mais aussi sur leurs rapports difficiles avec le travail social de l'époque (bien qu'elles avaient vu des éducateurs en maison maternelle ou en prison, qu'elles avaient connu des assistantes sociales, elles estimaient que cela n'apportait absolument rien, non que le personnel social n'accordait pas l'aide demandée, mais plutôt que les papiers traînaient des mois et des mois), sur la dimension affective qui imprégnait leur rapport à leurs éventuels proxénètes, ainsi que sur l'impitoyable stigmatisation que produisait alors une attitude policière centrée sur le fichage et la répression. En fait, le mouvement de 1975 survint à Lyon (puis fit tâche d'huile), dans un contexte spécifique de déstabilisation du milieu prostitutionnel après la mise à jour de divers scandales politico-financiers entre policiers et proxénètes lyonnais et par la poursuite plus sévère des prostituées par la justice et le fisc. La lutte des prostituées a débuté au printemps 1975. Cette action était destinée à protester contre la répression policière dont les prostituées lyonnaises étaient alors victimes : verbalisées plusieurs fois par jour pour racolage passif et régulièrement raflées, celles-ci étaient depuis peu menacées de peines de prison ferme en cas de récidive dans le délit de racolage, ce qui exposait celles qui étaient mères de famille à perdre la garde de leurs enfants. Trois jeunes filles avaient été frappées par cette loi. Alors les prostituées décidèrent que ces jeunes filles n'iraient pas en prison, et de ce fait, ont caché ces femmes. Et de là s'est déroulé tout un système qui a fait que les péripatéticiennes en avaient ras-le-bol parce qu'elles ne pouvaient plus travailler, ayant constamment sur le dos la police à la recherche des fuyardes. Pour un oui, pour un non, il y avait un « emballage » qui n'avait aucune raison. Leur ras-le-bol de la répression policière était très fort, mais affleurait aussi leur désir de parler d'elles, de leur vie, de leur santé, de leurs problèmes afin de faire tomber les préjugés qui les dégradent (la honte, la culpabilité, la méfiance, le refus d'une médiatisation racoleuse et d'une exploitation mercantile de leur souffrance). Les prostituées voulaient ainsi que l'opinion publique sache exactement ce qu'est une femme prostituée, que l'on supprime ce mythe de la prostituée au coin de la rue, bien maquillée, sans famille, sortant des bas-fonds, sans instruction, la bête, le sexe, et c'est tout : elles voulaient montrer qu'il y avait une tête, qu'il y avait un cœur, un sexe aussi, bref que les gens s'informent, parce que les prostituées étaient trop marginales. Par exemple, il y a une loi que les filles font elles-mêmes : si un gars tombe pour elles, c'est-à-dire si ce gars va en prison parce qu'il leurs a offert une amitié ou de l'amour ou de l'affection, leur point d'honneur est de l'assister en prison. Lorsqu'il ressort, qu'il est délinquant, qu'il ne trouve pas de boulot, elles continuent à l'aider même s'il n'y a plus rien entre eux. Alors là, ça en faisait un proxénète car on n'acceptait pas qu'une prostituée soit avec un homme à qui elle peut trouver autre chose que ce qu'elle trouve sur le trottoir, un peu d'intimité avec quelqu'un. Dans la même veine, à l'époque, lorsqu'une femme voulait se retirer de la prostitution, il fallait qu'elle aille se faire déficher, alors que le fichage (photographies et empreintes) n'était pas censé exister (du moins au motif de prostitution, donc les filles étaient fichées en tant que délinquantes). Beaucoup considéraient d'ailleurs que c'était la police qui les avait forcées à continuer de se prostituer, car parce qu'elles étaient fichées, c'était terminé ! Une centaine de prostituées lyonnaises, emmenées par leurs leaders Ulla et Barbara, décidèrent ainsi d'occuper en juin l'église Saint-Nizier à Lyon, d'abord parce que l'église était le seul endroit où les forces publiques ne pouvaient les sortir. Les prostituées étaient d'ailleurs soutenues par les catholiques du Nid et par des féministes qui faisaient le parallèle entre mariage et prostitution et pour lesquelles la prostitution était le paradigme de l'oppression d'une classe de sexe sur l'autre. Le Mouvement du Nid était certes l'allié privilégié des prostituées, mais il voulait les inscrire dans un mouvement de « conscientisation », pour favoriser la prise de conscience de leur « aliénation ». Leur influence se lut dès le début du mouvement dans la présentation publique des prostituées comme mères avant tout. L'encadrement social de la prostitution s'était mis en place au début des années 1960 lorsque que la France s'est ralliée aux thèses abolitionnistes (faisant ainsi reculer les positions dites règlementaristes) en acceptant de ratifier la convention de l'ONU de 1949 « pour la répression et l'abolition de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui ». Redéfinie juridiquement, la sexualité vénale devint une activité privée et seul le racolage était poursuivi. Les prostituées étaient considérées comme des victimes souffrant de handicaps socioculturels et étaient prises en charge par les travailleurs sociaux. Des associations privées, dont l'Amicale du Nid, fondée dans la mouvance des catholiques sociaux, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s'occupaient du traitement social de la prostitution. L'Amicale du Nid, composée de travailleurs sociaux salariés, était issue d'une scission, intervenue en 1971, avec le Mouvement du Nid, association fondée en 1949 dans la mouvance de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) et dont les militants, entendant œuvrer pour un « monde sans prostitution », assuraient sur les trottoirs une présence humaine auprès des prostituées en détresse. Les membres du Mouvement du Nid ont joué un rôle important lors de la révolte des prostituées en mettant leurs compétences et savoir-faire militants au service de prostituées novices en matière d'action collective protestataire. Le considérable, et largement inespéré, retentissement médiatique de cette occupation rallia non seulement aux prostituées lyonnaises le soutien de plusieurs organisations politiques, syndicales et féministes, mais il incita également les prostituées d'autres villes (Paris - suite à la fermeture du service « Saint Lazare » où les femmes prostituées étaient conduites après les rafles par la police -, Grenoble, Marseille, St-Etienne et Montpellier notamment) à occuper à leur tour des édifices religieux, ce qui a contribué à ce que les filles se resserrent vraiment. Alors que le gouvernement n'aurait jamais pensé que les prostituées lyonnaises se révolteraient à ce point, et surtout qu'elles tiennent le coup aussi longtemps (dix jours), refusant de répondre aux demandes de négociation des prostituées (la secrétaire d'Etat à la Condition féminine de l'époque, Françoise Giroud, s'était déclarée « incompétente »), le gouvernement mit fin aux occupations par une évacuation brutale des églises par la police au matin du 10 juin. Critiqué pour cette brutalité et pour son indifférence au sort malheureux des prostituées, le gouvernement tenta alors de restaurer son image en confiant une mission d'information sur la prostitution au Premier magistrat de la Cour d'appel de Versailles, Guy Pinot. Les prostituées, de leur côté, ne s'avouaient pas vaincues et, tout en acceptant de se rendre aux consultations ouvertes par G. Pinot, tentaient de maintenir leur mobilisation en vie par une série de meetings (à la Bourse du travail de Lyon en juin et à la Mutualité de Paris en novembre) ainsi que par des actions protestataires sporadiques, telles le bombage à la peinture de sex-shops accusés d'être, bien plus qu'elles, des « incitateurs à la débauche ». Malheureusement pour elles, les obstacles que rencontre toute action collective d'une population dépourvue de tradition et de savoir-faire en la matière eurent rapidement raison de leur ardeur militante. Incapables de se doter d'une organisation stable apte à relayer leurs revendications dans la durée, affaiblies par des dissensions internes, les prostituées subirent également le contrecoup de la défection d'Ulla et de Barbara qui préférèrent le retrait de la prostitution et l'écriture d'ouvrages autobiographiques à la poursuite de la lutte. Dans le même temps, le « rapport Pinot », remis au gouvernement en décembre 1975 mais dont les recommandations ne furent jamais examinées, fut « enterré ». Peu après, un vaste réseau de proxénétisme fut découvert à Paris et sa responsable, « Madame Claude », devint une célébrité. En parallèle, pour défendre « la liberté et la dignité des femmes prostituées », des hôteliers marseillais qui s'étaient enrichis dans les quartiers de prostitution créèrent une association nommée Association de soutien des commerçants de Marseille. Ulla, leader du mouvement lyonnais de 1975, reconnaît aujourd'hui avoir agi sur ordre des proxénètes du milieu local. Respectivement considérées comme la chef de file et la « numéro 2 » du mouvement, Ulla et Barbara ont en grande partie construit leur légitimité de leaders sur leur capital scolaire de niveau bac, supérieur à celui de la moyenne des autres prostituées, ainsi que sur leur position relativement favorisée au sein de la hiérarchie interne au monde de la prostitution (liens avec le milieu des proxénètes pour la première, spécialisation dans la clientèle masochiste pour la seconde). Dans le cas d'Ulla, il existait des liens étroits, quasi indissolubles, entre elle et celui qui fut à la fois son mari, le père de sa fille et son souteneur. Liens qui passent par l'amour, les coups, les affaires tordues, les humiliations incessantes, mais aussi l'argent, les voitures de course, le luxe, accompagnés de l'insécurité et de l'errance. Ulla montre à l'envie que la prostitution n'est pas un métier comme un autre et surtout l'extrême difficulté, pour celles qui le souhaitent, à sortir du cercle prostitutionnel. Cette difficulté tient autant à une société où il est difficile d'échapper à son passé de prostituée, qu'aux liens personnels et étroits qui unissent les « protégées » et leurs proxénètes. Dans le cas d'Ulla, mais c'est vrai aussi pour d'autres, les proxénètes ont été de véritables soutiens, voire plus, au mouvement qui leur permettait de desserrer l'étau étroit du fisc et de la police d'alors (intensification de la répression du proxénétisme avec les lois des 9 avril - avant le mouvement - et 11 juillet - après). Ce fut le point aveugle du mouvement de 1975. Après le mouvement, il y eut le collectif des femmes prostituées. Il était important car ce n'était plus une ou deux personnes, mais il regroupait toutes les jeunes femmes qui étaient mises en cause, qui se sentaient touchées par le problème. De fait, les femmes ont eu à se connaître, à s'aimer, à se comprendre, choses souvent très dures dans ce milieu de compétition (plus entre proxénètes qu'entre filles, mais quand même). Alors qu'auparavant une femme qui était convoquée à la police y allait et se débrouillait toute seule, après la révolte elle était accompagnée de ses consœurs. Automatiquement les flics leur fichaient davantage la paix, les laissant un peu plus tranquilles. Après le mouvement, en 1978, Joël le Tac, député du 15e arrondissement de Paris, présenta une proposition de réouverture des « maisons ». En 1990, les associations de prévention se réclamant d'une démarche de santé communautaire après l'apparition du virus du Sida, firent ressurgir la question du contrôle sanitaire des prostituées. Michèle Barzac, médecin, ministre PS de la Santé, présenta un projet de réouverture des maisons closes. En 1994, la réforme du Code Pénal supprima la pénalisation pour cohabitation avec une personne prostituée (en parallèle, des faits de proxénétisme pouvaient être qualifiés de crime) ainsi que la pénalisation pour « racolage passif ». En bref, les choses n'avaient pas tant évolué que ça, même si certains fondamentaux furent apaisés !
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16 décembre 2008 2 16 /12 /décembre /2008 11:33
• Animateur : Faisons un petit aparté avant de voir comment la situation a évolué après la seconde guerre mondiale. Qu'en était-il de la prostitution en terres d'Islam, notamment les colonies et protectorats français ?

• Historienne : A l'époque anté-islamique et même par la suite (non du fait du Coran, plutôt à cause du poids des traditions), les femmes étaient dominées par les hommes, un homme pouvant épouser à sa guise et en même temps le nombre de femmes qu'il voulait. Les femmes dépendaient donc souvent du mari pour survivre ; de la même manière, il pouvait aussi en répudier autant qu'il voulait, la répudiation d'une femme par son époux la laissant sans droits et sans recours. Assez vite, ces femmes répudiées qui dépendaient de leur époux pour vivre, se retrouvaient dans la misère. Lorsqu'elles ne tombaient pas en esclavage dans le strict sens du mot, elles se livraient à la prostitution (qui est une forme terrible d'esclavage). La prostitution était donc exercée par des femmes libres, célibataires, veuves ou divorcées que la misère contraignait à faire commerce de leur corps, mais principalement par des esclaves travaillant pour leurs maîtres. En fait, le Coran ne condamne pas expressément la prostitution, mais se borne plutôt à interdire d'y contraindre une femme : il interdit la rétribution de la courtisane et les produits de la prostitution, moyen détourné de prohiber une activité jugée peu honorable, mais finalement considérée comme un mal nécessaire. La précocité des mariages chez les Musulmans, qui pouvaient prendre quatre épouses légitimes et autant de concubines que leur situation le permettait, aurait pu être de nature à limiter l'amour vénal. Cependant, bien des jeunes gens des milieux modestes ne pouvaient s'initier autrement, et le mariage légal impliquait des charges que les hommes du peuple n'étaient pas toujours à même d'assumer. Par ailleurs, l'interdiction prononcée par le Coran fut toujours aisément contournée par des proxénètes que l'appât du gain attirait, tandis que les facilités de répudiation jetaient à la rue des femmes qui n'avaient pas toujours la possibilité de retourner dans leurs familles. De fait, la prostitution n'a jamais cessé d'être florissante dans les pays musulmans (notamment du fait des nombreuses esclaves), même si la police les pourchassait, les promenant en ville après avoir eu la tête rasée (et elles étaient enterrées dans un coin spécial des cimetières). La galanterie fut de tout temps plus ou moins tolérée, mais même souvent reconnue par les autorités et soumise à des taxes qui alimentaient le trésor public. Il y avait ainsi des maisons publiques dans les divers villes islamiques (un lupanar à Suse - Iran - se situait près de la mosquée ; on pouvait mettre aux enchères les faveurs des filles publiques). Mais il existait bien des prostituées indépendantes, qui pour attirer l'attention, avaient souvent la poitrine nue, à l'image des prostituées sacrées, connues en Mésopotamie et en Inde, régions avec lesquelles la péninsule arabique commerçait et avait des échanges culturels et humains intenses. Nous savons, à partir des sources de l'Inquisition de Modène (1580-1620), que les femmes accusées de prostitution l'étaient moins pour leurs activités prostitutionnelles que pour leurs performances rituelles liées à un savoir sur l'amour dont elles étaient les seules détentrices (incantations, conjurations et oraisons). De même, l'islam orthodoxe des oulémas nord-africains s'accommodait mal des pratiques magico-religieuses des « filles soumises » (prostituées réglementées). Dans le Maghreb du milieu du XIXè au milieu du XXè siècle, les prostituées se situaient à la croisée de la tradition et de la modernité, du visible et de l'invisible, du permis et de l'interdit. Les prostituées étaient en effet souvent en rupture avec les obligations coraniques. Globalement indifférentes aux piliers de l'Islam, elles n'accomplissaient pas les cinq prières journalières, ne pratiquaient pas l'impôt rituel (zaka) et ne respectaient pas le ramadan (il y avait ainsi une forte intensité de la vie sexuelle des prostituées du quartier réservé de Casablanca pendant le mois de jeûne, ces dernières continuant de manger et de boire normalement). Par contre, les filles soumises du quartier récitaient la profession de foi musulmane (shahada) et elles pratiquaient l'aide ponctuelle aux indigents (sadaqa). Les rues et les quartiers réservés étaient d'ailleurs fréquentés, dans l'ensemble du Maghreb, par de nombreux miséreux qui vivaient des libéralités des filles soumises. En somme, les prostituées conservaient un rapport quotidien, mais sélectif, à la religion. Un rapport qui s'accommodait surtout de leurs conditions de vie et de travail à l'intérieur des espaces réservés à la prostitution. Dire la shahada, pratiquer la sadaqa et l'entraide, était une manière simple et non contraignante d'être dans l'Islam et de continuer à appartenir à la communauté des croyants (oumma). Donc de repousser la marginalité imposée par le réglementarisme colonial et d'une certaine manière aussi par la religion officielle des juristes musulmans (fuqaha). Dans cette entreprise, les prostituées formaient une alliance informelle avec les zaouïas (angle ou coin d'une maison ; au début, la zaouïa ne semble avoir été que le nom donné à la rabita - ermitage où se retire un saint -, mais par extension, la zaouïa, c'est aussi l'oratoire, les salles de réunion, les cellules des disciples et des étudiants), la protection des bandits, des voleurs et des prostituées étant chose commune et fréquente dans les zaouïas maghrébines « précoloniales ». Alliance logique puisque certaines zaouïas, comme celle de Sidi Rahhal, étaient renommées pour se livrer à la prostitution sacrée, tout comme la zaouïa de Sidi Ben Arous était de même considérée comme un lieu de débauche féminine. En effet, la prostitution n'étant en Islam ni un métier ni une activité commerciale, on ne légiféra pas dessus mais on y apportait des solutions d'accompagnement. À cette protection revendiquée au sein de l'espace sacré du sanctuaire (haram) s'ajoutait aussi une proximité géographique certaine, en totale opposition avec la centralité islamique des ulémas (en général, les quartiers réservés étaient localisés à l'opposé de la grande mosquée, point axial de la cité islamique). À Kairouan, les rues et quartiers réservés étaient souvent situés près des zaouïas et la moitié des maisons de prostitution étaient érigées en biens religieux (habous). En général, les prostituées étaient symboliquement désignées par le nom du saint du quartier où elles officiaient (les filles de Sidi Abdallah Guèche par exemple). De cette proximité géographique naissait une sorte d'intimité de situation et de sensibilité. Souvent marqués d'un sceau d'étrangeté (folie, pauvreté, infirmité...), les saints et les marabouts parlent en effet un langage que les filles publiques comprennent. Au point que certaines prostituées n'hésitaient pas à se faire tatouer sur le corps des motifs rappelant le rapport privilégié qu'elles entretiennent avec un saint. Bien qu'elles s'adonnaient à la zina (à la fornication), au kif, à l'alcool, et aux jeux de hasard, les prostituées se sentaient, à juste titre, « protégées » par le droit d'asile des zaouïas et « rachetées » par le droit d'humanité des saints et des marabouts. Cet étonnant lien entre profane/ halal (l'illégalisme sexuel des filles) et sacré/ haram (le monde des zaouïas), était apparemment quotidien et continu. De même, une prostituée pouvait rendre visite à une nouvelle mariée, l'aider à se parfumer, à se farder, à se mettre du henné (« La jeune personne sera aimée, car la prostituée a entre ses sourcils, sept fleurs magiques qui attirent l'amour »). De même, dans les petites villes tunisiennes, des prostituées, profitant d'un statut souvent considéré comme transitoire (en attendant un mariage éventuel), devenaient les initiatrices sexuelles des fils de la notabilité (telles nos filles de noces d'antan). Dans ce cas de figure, les filles soumises étaient invitées aux fêtes de familles « pour égayer de propos libertins femmes et enfants » et avaient ainsi une vie sociale très développée. Il existait donc bien une réelle dichotomie entre la nécessité apparente d'intégrer ou de réintégrer, à l'intérieur de la communauté, les individus prostitués et un mépris profond pour les activités prostitutionnelles (ce mépris viendrait du fait que les prostituées sont en rupture avec la qayda, la base/ règle religieuse : les prostituées reçoivent de nombreuses sollicitations d'hommes qui les méprisent puisqu'elles ont rompu avec la qayda - qui les veut voilées, claustrées et soumises à l'autorité du père ou du mari - mais qui les incitent avec ténacité à la débauche). En Algérie (débarquée le 14 juin 1830, le 5 juillet les troupes françaises firent leur entrée dans la forteresse d'Alger, le dey capitula le jour même), le monde des courtisanes et des concubines, celui des « femmes libres » auquel était attaché ce groupe (qu'on a cru faire disparaître avec l'arrêté du 12 août 1830 qui classa les filles publiques en « officielles » et en « clandestines »), allait resurgir pour se réorganiser autour de la nouvelle économie touristique. Marginalisées par le système réglementariste et stigmatisées par ses agents, les filles soumises étaient considérées de fait comme des exclues de la société coloniale (d'autant plus que la prostitution était perçue comme une pratique qui perturbait l'ordre social de la société coloniale, que l'on voulait morale selon ses propres référents, les prostituées pouvant, elles aussi à l'occasion, grossir les rangs des mécontents et des contestataires, entretenant ainsi un lien entre pauvreté, désordre sexuel et sédition sociale). Le régime colonial se dota donc d'un certain nombre de moyens pour maîtriser, canaliser et surveiller cette pratique (notamment à cause des maladies vénériennes qui hantaient les esprits). Ainsi, au café maure de Bou-Saâda, des jeunes filles des Ouled Naïl, couvertes de vêtements et d'ornements bizarres, dansaient au son d'une « étrange musique » (pour les Blancs). Alors qu'auparavant c'était au mezouard, un agent désigné au temps de la période ottomane, qu'il revenait d'assurer la surveillance des filles publiques et de lever l'impôt (institution qui fut reconduite pendant quelques temps par l'administration coloniale), en 1850, jugé archaïque, ce système fut remplacé par la police des mœurs. On affecta alors aux filles publiques un lieu spécifique, appelé « l'Asile des Naïlia », qu'on installa sur la place, bordée d'un côté par les boutiques indigènes, de l'autre par le Commissariat de police et la « maison d'école » : le quartier réservé était né. Organisé autour d'une cour centrale entourée de seize à dix-huit cabanons, dont chacun était destiné à loger deux femmes prostituées, il était nommé localement « Beit el kabira » (la grande maison), terme qui désigne en arabe une tribu de « grande tente » ou une grande famille. Le terme tabeg el kelb, la patte levée du chien, rappelle l'image abjecte qu'avait engendrée ce lieu. Un lieu qui resta, pendant longtemps, au centre de la vie économique et sociale de la cité. Au début du XXè siècle, au moment de l'émergence de la bourgeoisie puritaine et du réformisme religieux qui s'affirmèrent avec l'évolution urbaine de la cité, on annexa au bâtiment un dispensaire infirmerie-prison. Les filles publiques furent définitivement enfermées dans ce nouvel espace, dont elles ne sortaient plus que sur autorisation. Au cours des années 1930, la population de Bou-Saada atteignit 50 000 âmes : l'urbanisation et l'euphorie touristique aidant, la topographie de la prostitution allait dès lors se modifier. Autour de « Beit el kabira », déplacée sur les berges de l'oued, allaient s'établir peu à peu des maisons de tolérance. Elles formèrent la rue de la « tolérance », appelée communément la « rue des Ouled Naïl » (la mémoire évoque plutôt, z'gag el qanqi, la rue de la Lanterne, qui fut l'une des premières à être éclairée). La rue des Ouled Naïl était, à Bou-Saada, la plus animée de la ville. En apparence bien sûr, puisque la rue de l'amour et de la joie était aussi un lieu de mort et de bagarres, il ne se passait pas un jour sans que la police ou l'armée n'interviennent. En 1932, une bagarre entre clients qui se disputaient les faveurs d'une prostituée dégénéra en une véritable révolte qui souleva presque toute la ville. L'administration centrale avait même cru à une rébellion populaire suscitée par les nationalistes. Le Gouverneur Général y dépêcha une commission pour enquêter, le lieu de l'amour vénal étant de nouveau au centre de la cité, les voies y conduisant furent murées. Une manière de dénoncer l'infamie et de s'en distancer (comme à Alger, où faute de disposer d'un espace propre à la prostitution, l'inscription « Maison honnête » au frontispice des maisons indiquait la frontière à ne pas franchir ; ou encore à Tunis, où les portes des filles publiques étaient marquées d'une teinte rouge). A Bou-Saada, le recrutement se faisait dès le jeune âge, au sein de la famille, du village ou de la tribu (Yamina, à la redoutable réputation, avait mis à son service toutes ses sœurs et ses nièces). Pour les filles, le choix était limité : naissant et vivant au quartier réservé, l'avenir était assuré, le « métier » de maman étant le seul modèle à suivre. Quant au garçon, il devait apprendre un métier en relation avec le milieu (Shaush était le métier le plus prisé, le garçon administrait alors les biens de sa mère, de sa sœur ou de ses tantes). L'initiation à la danse, point d'entrée dans la prostitution, exigeait un véritable apprentissage. Il s'agissait là de « prostitution traditionnelle », en opposition à la « prostitution sacrée » (longtemps tenue pour être à l'origine de la prostitution en Algérie). L'entreprise « familiale » ainsi bâtie, son chef n'était autre que la dame de maison selon le règlement. Elle agissait en véritable patron face à l'administration qui lui imposait un règlement et exigeait d'elle des taxes. C'est ainsi que l'administration a été confortée dans son rôle, rassurée quant aux aptitudes de ses recrues. La vie quotidienne était organisée selon un calendrier établi par l'administration : les samedis et dimanches étaient réservés exclusivement aux militaires pour éviter tout incident avec la clientèle civile. Le mardi, jour de marché à Bou-Saâda, était réservé aux clients civils, voyageurs et commerçants de passage. Le reste de la semaine les prostituées recevaient surtout les citadins. Le programme d'une journée commençait le soir où, dans une première partie, on assistait à un « spectacle banal ». Et dans une deuxième partie, qui commençait très tard, venait le spectacle « des danseuses nues ». Aucun répit n'était accordé à la fille publique de Bou-Saâda, puisqu'elle était également sollicitée par l'administration pour animer les festivités officielles : on ne manquait pas le 14 Juillet, lorsque les filles publiques, dans leurs palanquins (siège installé sur des bras inamovibles et porté par des hommes dans les pays orientaux), défilaient aux cotés des militaires dans les rues de la cité. Après ce programme chargé, auquel la fille publique était soumise pendant ses années de jeunesse, sa gloire passée, vieillie par le temps ou par l'alcool, le tabac, et toutes sortes de boissons frelatées qui faisaient partie des nouvelles pratiques adoptées au quartier réservé, elle était abandonnée. Avec plus de chance, certaines finissaient tenancières de maison de tolérance. Parfois, les plus jeunes avaient la chance d'être choisies par un homme riche ou par un amant de cœur pour des épousailles que le prophète Mohammed autorise et même recommande aux croyants. C'est un acte de bravoure qu'un musulman se doit de faire pour sortir une femme de la déchéance (même s'il y a davantage de mépris porté à ces « épouses » que de respect pour la bravoure de l'homme). Leur réinsertion au sein de la société locale n'était pas chose évidente, ni acquise d'avance : elles y étaient admises - ou réadmises - à travers des rites de passage. Elles devaient emprunter des savoirs aux épouses-mères (celles dont les épousailles supposent des alliances entre groupes, la cousine étant la plus privilégiée), comme le tissage et la cuisine qui constituent un gage de reconnaissance. Conscientes de la fragilité de leurs atouts, elles cherchaient à se replacer dans la société comme bonnes ménagères. Les autres épouses, quant à elles, n'étaient pas indifférentes à la façon d'être de leurs nouvelles concurrentes, leur empruntant l'art de l'entretien du corps et de la séduction. Ce sont là des échanges qui montrent combien la société locale s'accommodait de ses déviantes : elle n'encourageait pas la prostitution qu'elle stigmatisait par toutes sortes de méthodes, verbales ou non, mais elle ne l'excluait pas complètement ; elle la tenait plutôt en respect. Au sein de la société locale, prostituée ou pas, la femme restait marginalisée, qu'elle soit dans la condition d'épouse-mère pour assurer la descendance ou dans un statut de femme de plaisir pour que puissent être assouvis les besoins sexuels masculins. Ballottée entre deux sociétés, la femme « indigène » restait donc une laissée pour compte. Ces pratiques qui viennent d'être décrites étaient méprisées par la société coloniale qui avait du mal à les comprendre et à les percevoir. Jusqu'au moment où la raison économique allait l'emporter : « L'Ouled Naïl » (un terme générique qui englobait des statuts de courtisane, concubine, danseuse et prostituée) allait répondre à cette demande. Les traditions prostitutionnelles, méprisées parce que représentatives d'une société « arriérée », furent reprises pour le compte et dans le cadre d'un tourisme « folklorisé ». Le syndicat d'initiative de Bou Saada inséra la « rue des Ouled Naïl » dans son programme de visite comme une « attraction touristique », et fit de la maison de tolérance une « maison de danse ». Une mise en scène dans laquelle la fille publique, consciente plus que jamais de son nouveau rôle, mit à contribution tout son savoir-faire. Mais le commerce sexuel n'était pas la seule chose visée, le syndicat d'initiative ayant introduit dans ses programmes des attractions essentielles, telles les soirées m'bita, nuitées de chants et de danses : les filles publiques exécutaient, pour les touristes, des danses locales, telle la danse naïli, accomplie par deux femmes qui vont et viennent en une démarche glissante et légère, ou la « danse de la bouteille » (danse étrangère à la tradition locale, qui fit son apparition pour la première fois au quartier réservé), où la danseuse portait une bouteille d'alcool en équilibre sur sa tête. La danseuse ne pouvait se présenter à son public et à ses clients qu'affublée du costume « traditionnel », costume qui ne diffère guère de celui des autres femmes. Mais il y avait bien sûr des spectacles plus attrayants, comme la « danse nue » : elle était exécutée en seconde partie du programme de la soirée, moyennant un supplément (aujourd'hui, certaines anciennes danseuses comptent parmi les notables les plus fortunées de la cité). Finalement, ce tourisme du « Ouled Naïl » reposait sur un mythe solidement échafaudé qui mit en échec la loi française du 13 avril 1946 (dite loi Marthe Richard) relative à la fermeture des maisons de tolérance.
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14 décembre 2008 7 14 /12 /décembre /2008 09:30
• Animateur : Donc la Révolution n'a pas amélioré les choses, elle les aurait même dégradées. Comment réagirent les nouveaux régimes issus de la « rupture » révolutionnaire ?

• Historienne : Il y eut un véritable retour de bâton du pouvoir masculin. De nouveau, dans le mariage, la soumission de la femme fut juridiquement avancée comme un élément essentiel, obéissance « justifiée » par la tradition, par la nature et par la « raison ». Par sa docilité, la femme manifestait sa reconnaissance du « pouvoir qui la protège » (dans ce contexte, le mari agissait comme un proxénète, échangeant le fruit de son travail contre des prestations sexuelles, éventuellement en vue d'avoir des enfants) : elle se devait de « suivre » son mari, demander son autorisation pour témoigner en justice ou simplement pour travailler, ne pouvait plus gérer seule l'argent qu'elle avait gagné, ni acheter ni vendre des biens, et pour ce qui touche aux droits de succession, elle venait en dernier, derrière l'ensemble des héritiers (de fait, en cas de problème, c'était directement la rue). Dès lors, les mentalités conservatrices les plus traditionalistes retrouvèrent leur assurance et leur arrogance. De la totale soumission conjugale, il était temps de passer à l'assujettissement complet des femmes en leur imposant l'ignorance, seule cette dernière achevant de les enfermer dans une dépendance absolue et irréversible. C'était alors l'orientation générale de l'opinion qui allait marquer profondément le siècle qui s'installait. D'où ce constat brutal : la Révolution française n'a pas libéré la femme ! Et encore moins la prostituée !!! Même si la Révolution, le Directoire, l'Empire et la Restauration ne connurent guère de nouvelles mesures législatives, le Directoire, puis Napoléon (ainsi que l'ensemble des responsables européens), codifièrent l'organisation des maisons de tolérance. Si devoir vendre son corps est bien la pire des sujétions, pour saper le Code Napoléon, le phénomène de la prostitution et de la galanterie eut davantage d'efficacité pour la libération de la femme que l'intégration professionnelle réussie (même si le travail salarié fut un énorme levier d'indépendance pour les femmes, et, à terme, d'intégration dans la cité). Au début du XIXè siècle, pendant la période réglementariste, la prostitution n'était pas interdite, elle n'était que tolérée, d'où le nom d'établissements de tolérance. En effet, à cette époque, la société devint puritaine, la bourgeoisie installant son ordre moral. Le vocabulaire fut aseptisé, les gestes amoureux déplacés en public. On pratiquait l'acte sexuel dans le noir et souvent en restant habillé. Les prostituées étaient donc celles qui pratiquaient les caresses directes et les techniques buccales. La sexualité avait pour but - dans les liens du mariage - de procréer ; hors de ces liens, c'était une tolérance faite aux seuls hommes. Considérées comme vicieuses par nature, les filles publiques étaient étroitement surveillées et depuis 1802 devaient se faire inscrire et respecter un règlement (visites sanitaires d'aptitude, interdits touchant à la coiffure et à l'habillement, lieux et heures de racolage) pour pénétrer le monde officiel de la prostitution. Ce fut l'époque des maisons closes (opposées aux bordels beaucoup plus ouverts), appelées ainsi dans la seconde moitié du XIXè siècle car leurs fenêtres étaient souvent grillagées, fermées ou masquées pour empêcher les femmes de racoler en se penchant au dehors (la loi obligeait la façade de porter en gros caractère le numéro de la rue pour être clairement identifiable). Le XIXè siècle induisait en effet une certaine régularité de l'activité, une tarification des prestations, un anonymat relatif (en tout cas une absence de familiarité avec le client) et une surveillance policière et médicale doublée d'une dépendance économique et psychologique à l'égard de la tenancière de maison et/ou du proxénète. En découlait un statut officiel unique pour toutes les prostituées (celui de fille soumise) que ces dernières décident d'exercer leurs activités isolément (fille en carte) ou en maison (fille à numéro, la tenancière les inscrivant sur un registre) et des lieux de prostitution spécifiques (le bordel, le quartier réservé...), en un mot une économie du sexe financièrement rentable. Balzac disait d'ailleurs (dans la première moitié du XIXè siècle) à propos du Palais-Royal : « La poésie de ce terrible bazar éclatait à la tombée du jour. Dans toutes les rues adjacentes allaient et venaient un grand nombre de filles qui pouvaient s'y promener sans rétribution. De tous les points de Paris, les filles de joie accouraient « faire son Palais », décolletées jusqu'au milieu du dos et très bas aussi par-devant, portant leurs bizarres coiffures inventées pour attirer les regards. Ces femmes attiraient donc le soir aux galeries de bois une foule si considérable qu'on y marchait au pas, comme à la procession ou au bal masqué. Cette lenteur, qui ne gênait personne, servait à l'examen. C'était horrible et gai. La chair éclatante des épaules et des gorges étincelait au milieu des vêtements d'hommes presque toujours sombres et produisait les plus magnifiques oppositions. Les personnes comme il faut, les hommes les plus marquants y étaient coudoyés par des gens à figure patibulaire. Ces monstrueux assemblages avaient je ne sais quoi de piquant ; les hommes les plus insensibles étaient émus. Aussi tout Paris est-il venu là jusqu'au dernier moment ». Même si elles étaient considérées comme clairement dévoyées, les prostituées étaient aussi déclarées d'utilité publique. Ainsi, des filles s'exposaient dans les boutiques de gants, de cravates, de gravures et de photographies. Les « grisettes » (lingères, couturières, blanchisseuses, ...), victimes de l'insuffisance des salaires, étaient des « femmes d'attente » pour étudiants qui concubinaient avant le mariage. Vers 1860, les filles de brasserie s'installaient à la table des clients et les faisaient boire, puis les accompagnaient dans une arrière-salle. Les riches clients se rabattaient sur les « maisons de rendez-vous » où ils retrouvaient des femmes qui se prétendaient des bourgeoises honnêtes (épouses ou concubines insuffisamment entretenues, veuves désargentées, divorcées sans ressources ou jeunes filles sans dot). La fille entretenue (appelée « horizontale »), la femme galante et la prostituée de luxe ne représentaient aucun danger pour les classes dirigeantes auxquelles elles s'intégraient de fait, ainsi la police les laissait tranquille, craignant les réactions de leurs protecteurs. Mais le gros des effectifs de la prostitution était constitué des « insoumises », ces filles qui n'étaient pas inscrites ou avaient disparu des listes par refus de se présenter aux visites médicales, et leur nombre ne cessait de croître au fur et à mesure du développement des agglomérations (leur nombre aurait été multiplié par dix en un siècle). Elles déambulaient près des grands boulevards (« filles à partie »), à proximité des travaux de fortification et des anciens points d'octrois (« filles de barrière »), dans les fêtes foraines et les parcs (« filles à soldat »). Enfin, il existait les mineures, des fillettes entre 12 et 15 ans (les faux poids), recrutées par des camarades du même âge ou envoyées au bordel par leur propre famille (souvent par la mère ou d'autres femmes). A force de ne pas voir, les choses empirèrent. A partir du XIXè siècle, la police (mondaine ou non) prit le relais. La péripatéticienne concentra sur elle tous les contrôles, contrairement à son protecteur (du moment qu'il renseigne) et à ses clients (du moment qu'ils sont « respectables » - pour qui ? - et surtout discrets). Parallèlement à cela, après la guerre de 1870, les courtisanes recevaient à leur domicile et uniquement sur présentation. Les femmes organisaient alors des parties - « fines » - (dîners ou soirées qui pouvaient dégénérer) à la campagne ou dans des endroits retirés, réservées à des hommes fortunés. L'abolitionnisme, « croisade » d'origine protestante, occupa une place capitale dans l'histoire du féminisme. Ainsi, Josephine Butler (dont le célèbre texte, Une voix dans le désert, parut en 1875), déclencha une vaste campagne internationale contre « l'inique police des mœurs ». La « police des mœurs » illustrait ainsi la pérennité de pratiques qui remontaient à l'Ancien Régime (avec une lieutenance de police, créée en 1667 par Colbert, dont les pouvoirs sur les femmes de débauche perpétuaient ceux des prévôts de Paris), essentiellement avec des préoccupations d'ordre sanitaire. Ce XIXè siècle puritain, marqué par le sceau de la reconquête catholique, ne semble alors pas si éloigné des établissements d'Ancien régime : on y retrouve, en effet, le même souci de répression, par l'incarcération et la religion, des sexualités illégitimes et féminines. Considérées comme des « marginales », les prostituées étaient désormais traitées comme des « malades » qu'il fallait soigner. Le déterminisme, liant, dans un même mouvement, gènes et comportements, qui caractérisera la pensée de la fin du XIXè et du début du XXè siècle trouve, dès ce moment, ses racines profondes. La prostitution devait, comme les activités insalubres auxquelles on la comparait souvent, être réglementée, les préoccupations de voirie et d'hygiène s'accompagnant d'un souci moral et politique : le vice et la débauche des classes populaires (considérée, comme l'oisiveté, comme une menace de subversion de l'ordre social) devaient être contrôlés. Mais parce que ni le législateur ni la justice n'avaient jamais voulu se saisir d'une matière aussi délicate, ce fut à la police seule qu'était réservée la tâche ingrate et pénible de ces questions. Mais avec cette emprise, au lieu d'encourager les femmes inscrites à aller dans des maisons de tolérance (perçues comme des maisons d'abattage), la dureté du régime imposé aux filles en carte fit que le nombre des « disparues » (femmes inscrites qui ont manqué plusieurs visites sanitaires consécutives) augmenta largement (même si en parallèle un certain nombre de filles isolées se laissèrent emmener vers les maisons closes pour s'extirper des tracasseries incessantes de la police). Ainsi, la diminution de la prostitution close fut un phénomène irrémédiable depuis la fin du XIXè siècle, l'haussmannisation (ainsi que l'embourgeoisement des classes populaires et le développement des classes moyennes urbaines) ayant vu la prostituée sortir de la « maison » et des quartiers réservés pour s'offrir au centre des villes. Ces mutations du désir et de l'économie prostitutionnelle, la prolifération des insoumises qui y répondaient, accroissaient l'anxiété biologique qui accompagnait la révolution liée aux découvertes de Pasteur. Dans une fin de siècle obsédée par l'hygiène, l'idée de dégénérescence et le spectre de la dénatalité, les impératifs sanitaires nés du péril vénérien vinrent au secours d'une police des mœurs pourtant très critiquée pour ses pratiques et ses abus (la police Mondaine réglementait et surveillait les maisons de tolérance, terrain d'investigation propice à infiltrer le milieu, au risque parfois de succomber au charme ... de la corruption). Ainsi, Victor Hugo ne présente pas Fantine dans les Misérables comme une prostituée dangereuse pour la société, mais comme une victime de la dépravation et de l'hypocrisie bourgeoise ainsi que de la violence policière. Pour les socialistes, la famille bourgeoise, fondée sur l'accumulation et le transfert des biens par la dot et l'héritage, était le symbole même du système prostitutionnel ; la virginité et la fidélité, vertus exigées des filles et épouses de la bourgeoisie, étaient responsables de la frustration sexuelle des bourgeois qui allaient chercher auprès des ouvrières (dont le salariat était déjà une forme de prostitution) la satisfaction de leurs désirs et de leurs vices sexuels. On le voit bien d'ailleurs dans l'évolution des représentations de la poitrine des femmes, passant d'un sein nourricier à un sein érotique, alors que parallèlement à cela les épouses dans leur majorité n'avaient pas de plaisir sexuel, s'ennuyant, faisant tout pour éviter le rapport sexuel (une jeune fille bien ne parlait pas des attributs d'un homme, ce n'était pas possible). Mais l'origine véritable du fléau était une misère sexuelle générale, hommes et femmes confondus, qui touchait tous les milieux : de la jeune bourgeoise, sainte ou pouliche, dont le mari ne pouvait tirer qu'un plaisir honnête, aux célibataires qui, en ces temps de mariage tardif et de service militaire prolongé, ne pouvaient compter que sur l'amour vénal, en passant par les émigrés ruraux (et ceux d'Europe centrale et de Méditerranée) qui constituaient un prolétariat urbain majoritairement masculin et isolé, la prostitution apparaissait comme un mal nécessaire, discours qui fonde d'ailleurs le réglementarisme. Il fallait l'encadrer et la surveiller, mais certainement pas tenter de l'éradiquer, car c'était l'équilibre même de la société qui aurait été ébranlé par la disparition de « l'égout séminal » comme on disait ! Au-delà des conservatismes moraux et sociaux et des problèmes de natalité, ce furent bien les questions de santé publique qui inquiétaient dès les années 1870 : les abolitionnistes réclamèrent la fermeture des maisons, les prohibitionnistes exigèrent la répression de la débauche et des relations sexuelles hors mariage. Mais les députés et sénateurs répugnaient toujours à légiférer sur un sujet qui leur paraissait échapper aux lois de l'Histoire. Il faut d'ailleurs noter que le 16 février 1899 on retrouva à l'Élysée le président de la République Félix Faure mort dans les bras d'une admiratrice (on sut seulement dix ans après qu'il s'agissait d'une demi-mondaine dénommée Marguerite Steinheil, épouse d'un peintre en vogue - elle assassina plus tard son mari mais fut acquittée de ce crime). Avant de recevoir ses amies, Félix Faure avait coutume d'absorber une dragée Yse à base de phosphure de zinc. Ce médicament, le Viagra de l'époque, avait la vertu d'exciter les virilités défaillantes mais il avait aussi pour effet de bloquer la circulation rénale. Survolté par la prise médicamenteuse et l'ardeur de sa compagne, Félix Faure succomba non sans avoir arraché à celle-ci une touffe de cheveux ! L'aventure du président Félix Faure n'a guère scandalisé ses contemporains de la « Belle Époque », même si Georges Clemenceau eut ce bon mot : « Il a voulu vivre César, il est mort Pompée » ! Dans cette période qui précède la Grande Guerre de 14-18, les privilégiés donnaient libre cours à leur appétit de jouissance... peut-être pour mieux dissimuler leurs angoisses existentielles (ce fut l'une des rares époques où le taux de suicide des classes aisées se révéla supérieur à celui des classes inférieures). Le vieux Ferdinand de Lesseps (constructeur du canal de Suez), qui épousa à 64 ans une jeunette de 22 et lui fit 12 enfants, n'en continua pas moins de papillonner dans les maisons closes comme le voulaient les coutumes de l'époque (un policier affecté à sa surveillance rapporta sa visite à 3 jeunes prostituées, à 85 ans sonnés). Plutôt que de donner un cadre soit répressif soit libératoire créant une conscience sexuelle commune aux deux genres et à toutes les classes de la société, les parlementaires estimèrent qu'il fallait tolérer la prostitution tout en l'encadrant dans un but sanitaire, le reste n'étant que maintien de l'ordre et problème de voirie (cynisme sans égal de Gambetta : « La prostitution ? C'est une question de voirie ! ». Ainsi, en 1903, il y eut autorisation officielle du fonctionnement des « maisons de tolérance », sous le contrôle de la police, avec création du registre de police et de la carte délivrée aux personnes prostituées. Parallèlement à cela, pour lutter contre la « traite des blanches », les réglementaristes firent voter une loi condamnant le commerce des mineures et des majeures soumises à violence (la France approuva la Convention Internationale du 4 mai 1910 relative à la « traite des blanches » en 1912 et la Direction de la Police Judiciaire créa en 1913 la brigade des mœurs). C'est d'ailleurs à ce moment-là (en 1906) que l'on vit l'une des premières manifestations de femmes prostituées, qui se rebellaient dans les « maisons de correction » à Cadillac, Rouen et Limoges, après le vote de la loi du 22 avril modifiant l'âge de la majorité pénale, qui passait de 16 à 18 ans. Quoi qu'il en soit, au début du XXè siècle, les établissements de prostitution de luxe étaient très courus du Tout-Paris (des artistes aux hommes politiques en passant par les têtes - plus ou moins - couronnées, mais aussi des malfrats qui, l'Occupation venue, voisineront avec des officiers allemands), s'y montrer même sans « consommer » était du meilleur goût. Entre 14 heures et 5 heures du matin, une soixantaine de filles se succédaient pour contenter près de 300 clients... Cinq à six passes quotidiennes chacune, moins tout de même que les malheureuses qu'on prostituait dans les « maisons d'abattage ».
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